Psychiatre et psychanalyste Peut-on dire que les pratiques traditionnelles et contemporaines sont complémentaires dans le processus thérapeutique ? Oui et non. Oui, car il s'agit d'approches différentes, et parce qu'évidemment ce qu'apporte l'une n'est pas ce qu'apporte l'autre. Il existe une rationalité d'un ordre différent et dans l'une et dans l'autre. Donc, en ce sens elles le sont. Chez nos patients, il y a souvent ce va-et-vient entre les thérapeutes traditionnels et nous, les psychiatres, les psychanalystes et les psychologues. Mais, en même temps, ce va-et-vient définit bien qu'il y a une croyance dans la science et dans la tradition. Du point de vue du non, elles ne sont pas les mêmes. En général, le but d'un thérapeute est d'aller vers l'objectif de la rationalité scientifique. C'est-à-dire d'un mouvement où le sujet va se reconnaître partie prenante de ce qui lui arrive. Entre celui qui dit : «Je suis touché ou je suis hanté», et celui qui va s'interroger sur sa responsabilité dans ce qui lui arrive, le premier va attribuer ses symptômes à des causes externes, et le second à des causes internes. De l'un vers l'autre, il se produit un mouvement d'une croyance à l'autre, d'une rationalité à l'autre. Mon ouvrage est intitulé : «Des djinns à la psychanalyse», et non pas «Djinns et psychanalyse», ce qui veut dire qu'il porte sur le mouvement de l'un à l'autre. Une sorte d'évolution non connotée en termes de jugement. Par exemple, lorsque quelqu'un est entre les mains d'un guérisseur qui a produit des résultats, il a, donc, un savoir-faire, il a aussi des mots, dans la magie il y a des mots, mais on ne va pas aux causes profondes. Donc, il y a toutes les raisons pour que ça se répète. Quant à nous, notre travail consiste à dénouer quelque chose afin d'en éviter la répétition. Peut-on dire que les pratiques traditionnelles ont constitué les prémices de la pratique contemporaine ? Les représentations populaires et traditionnelles, ainsi que les croyances et les pratiques traditionnelles sont premières, alors que la psychiatrie est seconde. Donc, elle est venue se greffer et, en se greffant, elle ne chasse pas les pratiques traditionnelles mais elle amène autre chose. Ce ne sont pas ces pratiques qui ont amené la psychanalyse. Il s'agit, précisément, d'une rupture que j'appelle rupture épistémologique, c'est-à-dire une rupture dans le champ des croyances. En d'autres termes, lorsque quelqu'un va penser qu'il est hanté : il y a une rupture lorsqu'il passe à une conviction ou à une prise de conscience qu'il est aussi responsable de ce qui lui est arrivé. Donc, la psychiatrie est venue opérer une rupture. Lorsque vous avez quelqu'un qui croit aux djinns, il peut être question d'une croyance normale comme il peut être malade : névrosé, schizophrène, hystérique ou paranoïaque. Or, l'intérêt du djinn est que c'est un phénomène intégré dans un système global qui fait que même si la personne est malade, elle peut être prise en charge par l'environnement. Mais du point de vue de la psychiatrie elle est seule : c'est elle seule qui est malade. C'est pour cette raison qu'on parle de rupture. La science amène des ruptures. Chez nous, il y a une cohabitation entre traditions et modernité. Il ne faut pas les opposer, mais les articuler. Chaque personne a sa croyance, et cette dernière peut rester intacte comme elle peut changer. Si un patient est dans la croyance religieuse, il va se dire c'est mon destin, ça devait m'arriver et il va se laisser faire. Alors qu'un autre, tout en croyant au destin, va y mettre du sien pour changer ou guérir. Donc, même dans l'interprétation, il y a une dimension individuelle, et c'est à cette dimension individuelle que je m'intéresse. Quels sont les grands constats que l'on peut tirer de votre ouvrage ? D'abord, il ne faut surtout pas opposer la tradition à la modernité. Il faut penser qu'il y a une articulation et qu'il y a une transition. La tradition est comme les anciens sédiments qui resteront toujours tandis que le contemporain est du ressort de l'actualité. Néanmoins, on a toujours des choses à apprendre de la tradition. Je veux dire qu'il n'y a pas de science sans culture et sans prise en condition de la tradition. Le deuxième constat, c'est de considérer que la science occidentale n'a pas réponse à tout et qu'il faut prendre en considération tous les savoirs qui viennent. Le troisième constat, c'est que l'individu, quels que soient son statut dans notre société et ses croyances, a sa place aujourd'hui pour être écouté. Il existe dans notre société des croyances collectives et plusieurs manières de penser ou d'interpréter, mais il faut examiner les événements, les symptômes de manière individuelle. L'histoire de chacun est singulière et aucun individu ne ressemble à un autre. Ahmed Ibn Abdeljalil / Les Inspirations ECO