Il faut croire qu'au sein même de la folie qui se dégage de l'œuvre de Salvador Dali, règne la cohérence d'une œuvre fondée sur la mesure, comme en témoigne sa toile «La Gare de Perpignan», qui puise suffisamment dans les procédés de recherche les plus rigoureux comme la psychanalyse. C'est cette «intériorité» que les deux professeurs Monssef Sedki Alaoui (enseignant chercheur en art et littérature au département de langue et littérature françaises de la faculté des lettres de Mohammédia, Université Hassan II) et Saad Belgnaoui (psychanalyste, de la Société psychanalitique de Paris et professeur de psychologie à l'Université Hassan II Mohammédia et Casablanca) ont exposé, mercredi dernier, lors de la deuxième conférence du cycle «l'Art et la psychanalyse». Ce dernier est organisé par la Villa des arts, et après un premier travail sur «Picasso l'Africain», la deuxième conférence toujours placée sous un double regard esthétique et psychanalytique s'interrogera sur l'exploration artistique de l'inconscient par un deuxième acteur avant-gardiste incontournable du XXe siècle, Salvador Dali, afin de comprendre l'interaction entre le visible et l'invisible dans le processus de créativité contemporaine. Méthode freudienne Passionné de longue date par la psychanalyse de Freud, Dali développe dans les années 1930 sa méthode dite «paranoïaque-critique», «instrument de tout premier ordre» dont Dali, de l'avis de Breton, dote alors le surréalisme. La principale originalité de cette méthode tient à sa dimension active et volontaire opposée à la passivité des hallucinations recherchées jusque-là par les surréalistes, de même qu'à son association avec une forme de folie ou de dérèglement mental, «Ce qui rend Salvador Dali, le plus surréaliste de la clique de Breton». En effet, selon Saad Belgnaoui, la vraie motivation de Dali serait son souci d'authenticité, comme en témoigne son autobiographie «La vie secrète de Salvador Dali». Telle est l'ambivalence de l'art de Dali, qui oscille entre l'application consciencieuse et systématique des manuels de psychanalyse et la manifestation de troubles réels, ce que Dali résume dans son Journal d'un génie : «Je n'ai jamais refusé à ma féconde et élastique imagination les procédés de recherche les plus rigoureux. Ils n'ont fait que donner de la rigidité à ma loufoquerie congénitale». Au-delà d'une fantaisie débridée règne la cohérence d'une œuvre fondée sur la récurrence de motifs obsessionnels. Le délire systématique qui résulte de la méthode paranoïaque-critique engendre une forme de savoir irrationnel fonctionnant essentiellement par associations et créant des «images qui provisoirement ne sont pas explicables ni réductibles par les systèmes de l'intuition logique, ni par les mécanismes rationnels». La conquête de l'irrationnel, paru en 1935, offre la discussion la plus approfondie des principes développés par Dalí et qui trouveront leur apothéose dans sa version de «La Métamorphose de Dali». Le Narcisse de Figueres Par ce tableau, l'artiste met l'accent sur le drame humain de l'amour, de la mort et de la transformation connue sous le nom de «narcissisme» en psychanalyse. Sigmund Freud, dans son Introduction à la psychanalyse, définit ce terme comme «le déplacement de la libido de l'individu vers son propre corps, vers le moi du sujet». En juillet 1938, Dali se rend à Londres pour rencontrer Freud et, pendant la visite, lui montre ce tableau. Freud commente : «Jusqu'ici, j'inclinais à penser que les surréalistes – qui m'ont paraît-il choisi pour saint patron - étaient complètement fous. Mais ce jeune Espagnol, avec ses yeux fanatiques et sa maîtrise technique indiscutable, m'a inspiré une opinion distincte. En fait, il serait tout à fait intéressant d'explorer analytiquement la croissance d'une telle œuvre...». Salvador Dali, avec cette huile, a uni la tradition classique de la mythologie grecque aux dernières recherches scientifiques, en l'occurrence, la psychanalyse, recourant à un mythe chargé de sens, celui de Narcisse, pour un artiste qui s'emploie sans cesse à construire sa propre image. La mesure dans la démesure : La gare de Perpignan Pr. Monssef Sedki Alaoui, Enseignant chercheur en art et littérature au département de langue et littérature françaises de la faculté des lettres de Mohammédia, Université Hassan II Dans la chronologie des œuvres majeures de Dali, La Gare de Perpignan s'intercale entre L'Apothéose du Dollar (1965) et la Pêche aux thons (1966-1967). Le tableau possède plusieurs axes de symétrie et de contrastes qui ne sont pas sans rappeler l'influence de Raphaël et de la renaissance sur Dali. Aussi, cette œuvre reflète le retour de Dali à la tradition et au catholicisme. C'est en effet la gare de Perpignan qui a inspiré à Dali une telle œuvre, ce qui lui fera dire : «C'est toujours à la gare de Perpignan [...] que me viennent les idées les plus géniales de ma vie. [...] L'arrivée à la gare de Perpignan est l'occasion d'une véritable éjaculation mentale, qui atteint alors sa plus grande et sublime hauteur spéculative. [...] Eh bien, j'ai eu à la gare de Perpignan une espèce d'extase cosmogonique plus forte que les précédentes. J'ai eu une vision exacte de la constitution de l'univers. L'univers, qui est l'une des choses les plus limitées qui existe, serait, toutes proportions gardées, semblable par sa structure à la gare de Perpignan».