Camille Sari, Economiste et spécialiste de l'intégration maghrébine. Les Echos quotidien : Quelles interprétations faites-vous de la décision prise récemment par les autorités tunisiennes d'autoriser, entre autres, la liberté de circulation des personnes, des biens et des investissements aux autres citoyens maghrébins ? Camille Sari : J'ai participé le 22 juin 2012 à une conférence sur la construction d'un grand Maghreb par l'économie, organisé par le centre d'études Masarat en philosophie et sciences humaines. La présence de tous les médias tunisiens et internationaux témoigne de l'importance qu'accordent la société civile et les autorités à la cause maghrébine et à cette occasion, j'avais bien expliqué que les pays du Maghreb ne pèseront nationalement et internationalement qu'unis et solidaires. La Tunisie a-t-elle un enjeu particulier qui lui serait avantageux à ce niveau ? La décision tunisienne de faciliter l'acquisition par des Maghrébins de propriétés foncières, d'autorisations de séjours automatiques et de droit de vote aux élections locales va dans le bon sens. Contrairement aux dires des contradicteurs de cette initiative, le grand gagnant, c'est le Maghreb et pas seulement la Tunisie. Ce pays est grand par son histoire et par son peuple, mais sur le plan économique, il est de petite taille. Le total des PIB des 5 Etats du Maghreb, tourne autour de 360 Milliards d'euros et ne dépasse pas celui de la Grèce, dont on connaît les difficultés. Quelles peuvent-être les conséquences sur l'édification magrébine, notamment sur la relance de l'UMA ? Je me trouvais à Istanbul en ce début de juillet 2012 et j'ai constaté un afflux de touristes marocains et algériens qui passaient leurs vacances au Maroc et en Tunisie. L'instabilité sociale et le non Maghreb expliquent l'absence d'un tourisme maghrébin profitable à tous. La déclaration du président tunisien s'inscrit dans une démarche active en faveur de l'intégration maghrébine par l'économique. Les marchés maghrébins, à l'heure actuelle, sont exigus et ont besoin de créer des synergies et des complémentarités pour rechercher des économies d'échelle afin de réduire leurs dépendances vis-à-vis des économies dominantes et d'accroître leur pouvoir de négociation dans les relations internationales. Les crises financières et économiques à répétition, ces dernières années, constituent une menace sérieuse pour le devenir des peuples de notre planète. Cela pourrait être une alerte salutaire, incitant les dirigeants maghrébins à repenser leurs relations de voisinage dans le sens d'une plus grande solidarité et de moins de raidissements permanents et de tensions inutiles. Il reste que les relations entre le Maroc et l'Algérie continuent à plomber cet élan d'intégration... L'intensification de la coopération économique entre l'Algérie et le Maroc depuis 2011 est une première étape intéressante qui préparera l'intégration économique. Les partenaires se contentent d'unir leurs efforts en vue de réaliser une opération particulière : les objectifs sont limités, précis, concrets. Les dossiers en cours portent sur l'agriculture, le gaz, l'eau, la culture et pourquoi pas demain sur la production d'engrais, grâce à la mise en symbiose des phosphates maghrébins et des hydrocarbures algériens. Des avancées sont possibles immédiatement dans les domaines bancaire, industriel, portuaire. Quelles sont les opportunités économiques qui s'offrent pour les autres pays de la région, notamment ceux qui décident d'accepter d'y répondre favorablement ? Le Maghreb doit combiner l'intégration par le marché, une caractéristique des expériences des pays de l'Ouest, et l'intégration par la production, une dominante dans les ex-pays socialistes. L'intégration économique par le marché recherche comme objectif central la réalisation d'un marché unique par les pays membres qui restent autonomes dans le domaine de la production. Toutes les entraves à la libre circulation des marchandises entre les pays membres doivent être supprimées. Il y a bien évidemment des degrés divers d'intégration des marchés : l'intégration la moins élaborée est la zone de préférence douanière, la plus élaborée est l'Union économique qui est caractérisée par la libre circulation des marchandises, la libre circulation des facteurs et par l'union monétaire. Entre les deux se trouvent la zone de libre-échange, l'union douanière et le marché commun. Comment cela peut-il se réaliser vu les réticences de certains pays de la région ? En tenant compte des spécificités du Maghreb et du refus probable, au moins pendant quelques décennies, d'abandonner la monnaie nationale et par là- même de transférer la souveraineté monétaire à une entité supranationale. Il est proposé de mettre en place une monnaie commune le «dinrham» (contraction des mots dirham et dinar) qui cohabiterait avec les monnaies nationales. Son rôle serait de faciliter les échanges de biens, de services et de capitaux sans altérer le droit de battre monnaie de chaque Etat. L'objectif est de passer d'un taux des échanges entre pays du Maghreb de 2 à 40%, ce qui est la moyenne des échanges au sein des zones économiques internationales. Pourquoi ne pas commencer par une construction régionale économique et monétaire comme première étape vers l'édification d'une union plus institutionnelle ? Autrement dit, bâtir d'abord une Communauté économique maghrébine (CEM) avant d'aboutir à une Union politique maghrébine (UM). Quelle interprétation faire de la position de l'Algérie qui a décliné l'offre ? Lors de mes conférences en Algérie sur l'intégration économique maghrébine, j'ai constaté une adhésion des populations et un écho favorable dans l'écrasante majorité de la presse écrite et radiophonique. Toutefois certains milieux n'ont aucun intérêt à une ouverture des frontières et une circulation des biens et des personnes. L'absence d'une dynamique de croissance économique autocentrée basée sur la production s'explique par la rente pétrolière. C'est ce qu'on appelle le syndrome hollandais ou la malédiction des hydrocarbures. Actuellement, il y a une manne pétrolière, des réserves de change (autour de 190 Mds$). Plusieurs études montrent que l'Algérie deviendra importatrice de gaz dans, au plus tard,18 ans. Certains milieux dirigeants ne voient que le court terme et ne préparent pas l'avenir. Le futur de ce pays est dans la construction d'une économie diversifiée au sein d'un Maghreb intégré. L'Algérie a eu de grandes sociétés (sidérurgie, textile...), mais leurs débouchés devaient être un marché maghrébin unifié. On peut parler aussi du système bancaire, dont l'avenir pourrait s'inscrire en symbiose avec les banques marocaines et tunisiennes. Je propose des participations croisées dans le capital entre banques maghrébines. L'expérience acquise par des établissements financiers marocains profiteraient aux banques algériennes en mal d'innovations technologiques. Le Maroc peut-il tirer profit de cette ouverture, vu qu'il constitue un concurrent direct régional de la Tunisie, notamment au niveau de certains secteurs industriels où les deux pays convoitent le même marché européen, à l'image du textile ou du tourisme ? Un journaliste de la télévision tunisienne m'avait demandé si les révoltes en Tunisie n'avaient pas profité au Maroc en matière de tourisme et d'investissements étrangers. Ma réponse a été que la stabilité de la Tunisie et sa prospérité profitent au Maroc et vice versa. Nous avons constaté que les révoltes dans les pays arabes ont eu un impact négatif sur tous les pays même les plus stables. Le touriste européen ne fait pas la différence. Les statistiques montrent que les Européens préfèrent rester en Europe ou partir dans les pays voisins. Les investissements étrangers seraient dynamisés par un marché commun maghrébin unifié. Les produits tunisiens ou marocains, comme les textiles sont plus concurrencés par les produits chinois que les produits voisins. Je travaille actuellement sur un ouvrage qui propose des pistes de coopérations sectorielles et de complémentarités mutuellement avantageuses.