«Prenez la sortie de Larache, dépassez les bancs de sel et continuez tout droit après le barrage de police...», nous indique la voix à l'autre bout du fil. Celui qui nous guide à distance c'est Mohamed El Mgharti, gestionnaire des terrains de la société immobilière Amghait, dont Patrick Guerrand-Hermès est le principal actionnaire. La voiture vire à gauche et s'engage sur un petit sentier, à peine élargi pour ouvrir la voie aux quatre roues qui s'y aventurent. Après une bonne heure de conduite, nous arrivons devant un grand portail en bois. Quelques coups de klaxon et les deux larges panneaux s'écartent lentement pour laisser apparaître un homme courtois qui nous montre le chemin menant vers la demeure de Hermès. Ce dernier nous accueille avec un large sourire. Il nous annonce d'ailleurs qu'il avait d'autres invités que nous ne tardons pas à rejoindre. Nous apprenons par notre hôte qu'il s'agissait en fait de la «jamaâ», entendez par là quelques notables de la région. Les présentations faites, El Mgharti explique, comme dans un appel à témoignage, que nous sommes journalistes et que nous sommes venus pour «connaître la vérité sur l'affaire qui oppose Hermès à El Mekriti et que le cinéaste veut transformer en film». Après un hochement de tête général et silencieux, les «vieux du pays» décident de désigner un porte-parole. Ce sera le membre de la commune, seul «officiel» de cette assemblée, qui commencera le plaidoyer :«Je ne permettrais à personne de s'en prendre à ce monsieur», lance-t-il. «C'est l'un des nôtres. À chaque fois que nous avons besoin de lui il nous aide de son mieux. Depuis qu'il est là, il n'a jamais fait de mal à personne». Alors qu'El Mgharti, traduit approximativement le contenu de la «discussion» à Patrick Guerrand-Hermès, le maître des lieux renvoie les politesses qui lui sont faites, en dépit de la barrière linguistique. La bonne humeur ambiante se dissipe rapidement lorsqu'on évoquera une seconde fois le nom d'El Mektiri, Jebbour comme on l'appelle ici. L'employé de la commune reprend: «Nous savons qu'il y a un conflit, mais nous ne voulons pas prendre partie. C'est à la justice de faire son travail et de trancher». Toutefois, bien que la jamaâ dit ne pas vouloir prendre position, cette visite qui coïncide avec notre venue sur les lieux semble de moins en moins improvisée. En partant, un des hommes ne manque pas de solliciter l'aide de Hermès pour «régler un problème de réseau téléphonique dans la région. «Oui, oui, nous allons nous y mettre», promet Hermès. Ce n'est qu'une fois seuls que notre hôte accepte de nous livrer sa version des faits. La version de Patrick Guerrand-Hermès Hormis une courte déclaration parue dans les colonnes du Monde, l'homme d'affaires français est resté très discret sur ce qui l'oppose à la famille El Mektiri, et à Ulad Mohand. Ce sera la première fois qu'il accueille les médias, marocains du moins, pour parler du dossier. C'est sur un ton serein qui se veut très rassurant que l'homme nous raconte que «le cinéaste n'a pas quitté le territoire pendant deux ans. Accompagné de quatre journalistes, il prétendait qu'il travaillait pour la télévision officielle française, Arte, alors qu'en réalité ce n'est qu'un petit producteur qui avait effectivement un accord d'une grande chaîne pour une éventuelle diffusion de son documentaire». Concernant ses rapports avec la famille El Mektiri, Patrick Guerrand-Hermès reconnaît qu'il y a effectivement eu des heurts «dans le passé», particulièrement avec la mère de famille, précise-t-il. Désormais, le propriétaire des lieux dit avoir une relation des plus cordiales avec son voisin de toujours.Cette déclaration confirme, pratiquement mot pour mot, le courriel envoyé trois ans plus tôt (juillet 2009) au producteur de «Hercule contre Hermès», Nicolas Namur : «Après des années de bon voisinage, ayant acheté un terrain à une veuve (...), la famille Jebbour ne nous laissait pas cultiver ce terrain, mais aujourd'hui, ils reconnaissent que ce terrain n'était pas à eux et qu'il a bien été acheté dans les règles». Et de poursuivre «Je ne suis pas intéressé par sa maison et ses 5.700 m2 qu'il évalue à 6 millions de DH, montant plus élevé qu'un chalet sur la plage d'Anglet ou de Miami, ce qui est bien entendu sont droit, que je respecte». Y aurait-il eu chantage et spéculation autour de la valeur du terrain ou du moins de la maison abritant la famille El Mektiri? Qu'en disent ces derniers? Un employé de la maison nous accompagne jusqu'au terrain objet du conflit et sur lequel la famille vit toujours, à quelques dizaines de mètres du marabout de Sidi Mghait et de la demeure des Hermès. La version de la famille El Mektiri La présence de journalistes, qui plus est accompagnés d'un employé des Hermès, ne maque pas d'alarmer les quelques hommes se trouvant sur place et qui ne manquent pas de donner l'alerte. Quelques minutes plus tard, la mère de celui que tout le monde surnomme Hercule dans la région, vient à notre rencontre, non sans une certaine méfiance. Sentant la tension qu'il pourrait provoquer, notre «guide» a préféré se retirer. Nous tentons de justifier notre présence et de préciser l'objet de notre visite. «Je ne parlerai pas tant que mon fils et mon mari ne seront pas là !» nous interrompt sèchement la mère d'Hercule, honorant sa réputation de femme de caractère. Au bout de quelques minutes passées assis en plein soleul, Hercule arrive enfin. «Pourquoi êtes-vous là ? Que voulez vous au juste ? C'est lui qui vous envoie, n'est ce pas ? Nous ne voulons parler à personne ! Nous voulons juste qu'on nous laisse tranquilles». Une fois rassuré, Hercule se décide à nous livrer sa version des faits : «J'ai 33 ans et j'ai toujours vécu ici. C'est un terrain qui appartenait à mon grand-père (...). Et maintenant, ils prétendent que ces terres leur appartiennent», s'emporte d'un seul coup le jeune homme. Sa mère renchérit : «Ils nous font vivre un véritable enfer depuis des années». Souad El Hioui, de son vrai nom, tente de jouer sur la corde des sentiments : «Hermès a envoyé des gendarmes ici. Ils voulaient nous déloger de chez nous... Ils m'ont emmenée pieds nus jusqu'au commissariat et m'ont enfermée pendant deux mois en pleine fête de l'Aïd», poursuit-elle. Les souvenirs sont encore vifs dans sa mémoire, mais la chronologie, laisse un peu à désirer. Hercule reprend la main : «J'ai travaillé chez lui pendant cinq ans. Il m'a proposé 140.000 DH et un contrat de travail en France pour moi et mes frères afin que je convainques mon père de lui vendre sa terre». Debout devant sa petite baraque, le jeune homme s'agite, nous expliquant que les ouvriers et les engins de son voisin ont tenté de traverser ses terres pour atteindre le bout de terrain plus haut, qu'Hermès venait d'acheter. «Nous leur avions expliqué que nous sommes disposés à céder une partie de notre terrain pour laisser le passage, à condition qu'ils en fassent de même afin que ce soit équitable, mais ils n'ont rien voulu entendre. Un jour, ils se sont introduits de force», raconte-t-il. Entre temps, la mère disparaît un moment dans la maison et revient avec un document jauni par le temps et plié précieusement. «C'est l'acte de propriété de notre terre !», revendique la femme. Pas d'en-tête, ni de logo officiel, mais au bas des lignes manuellement noircies à l'encre. On reconnaît un vieux cachet tamponnant un timbre administratif. Pour la famille, c'est ce document, à peine déchiffrable, qui est la clé de tous leurs maux. Ce document, précieusement conservé, que même le père d'Hercule ne saurait toucher, «car sinon, il risque d'aller vendre notre terre dans notre dos», explique l'épouse, est la seule pièce qui prouverait leur bonne foi. Qu'en disent les hommes de loi? Qu'en dit la loi ? L'avocat, Me Fouad Ftouh, en charge du dossier depuis plus de dix ans, précise que tout a commencé en octobre 2000, avec la saisie de biens mobiliers d'Amghait El Mektiri [Le père d'Hercule], l'équivalent de 30.680 DH qu'il devait payer jusqu'en 2001, mais il ne l'a pas fait». Voilà comment juridiquement l'histoire d'El Mektiri a véritablement commencé. «À l'époque, Safia El Otmani avait porté plainte contre le père d'Hercule, car il ne payait jamais le loyer», poursuit maître Ftouh. Contrairement à ce qui avait été relaté par les médias jusqu'ici, on apprendra au cours de notre investigation qu'El Mektiri n'est pas tout à fait innocent. Lorsque Patrick Guerrand-Hermès arrive sur la plage de Sidi Mghait, en 1997, il est aussitôt conquis par le lieu et rêve déjà à un projet touristique grandiose autour d'un terrain de polo. Le projet est aussitôt confié à la société immobilière Amghait, montée par l'ancien président de la Fédération mondiale de polo. Plusieurs priopriétaires de terrains avoisinant la résidence d'Hermès acceptent sans problème de lui céder leurs parcelles. Tous sauf un, Hercule. En dépit de la résistance de la famille, le père El Mektiri finit par se laisse tenter et propose à son riche voisin de vendre son terrain habitable ainsi que les 3 ha qui lui sont adjacents. Une parcelle d'un total de 4,2 ha, que le villageois prétend avoir hérité de son père. Seulement voilà, la jamâa révèle à l'investisseur que le terrain qu'El Mektiri prétend vouloir vendre ne lui appartient pas, du moins pas entièrement. En réalité, la parcelle de terrain dénommée «Houtate Ben Ahmed», qui s'étend sur 6 ha appartenait au père de la fameuse Safia El Otmani. Celui-ci en avait cédé la moitié à l'aïeule d'Hercule. En 1958, les deux hommes, aujourd'hui disparus, avaient conclu un accord de vente partageant la parcelle en question en deux parts indivises. Les trois héritiers d'El Mektiri, Amghait (le père d'Hercule), Ahmed et Fatéma détenaient donc respectivement 2/5e de la parcelle pour les frères (soit près de 1,2 ha chacun) et 1/5e pour la sœur. Non seulement El Mektiri n'avait donc jamais payé son loyer annuel de 2.500 DH qu'il devait à El Otmani pour ses 3ha, mais il tentait également d'arnaquer son riche voisin. Lorsque Safia El Otmani finit par avoir gain de cause et obtient une décision du tribunal de Tanger appelant Amghait El Mektiri à «remettre à la demanderesse la possession et l'exploitation de sa part sous peine d'une astreinte de 500DH par jour de refus d'exécution», elle vend son terrain à la société immobilière. En 2000, Amghait Immobilier acquiert les parts d'Ahmed et de Fatema El Mektiri dans la parcelle de «Houtate Ben Ahmed». Cette transaction pesait alors 105.000 DH pour un peu plus de 1,47 ha. Patrick Guerrand-Hermès devient ainsi copropriétaire avec le père d'Hercule, qui ne détient concrètement qu'un peu plus d'un hectare. La cohabitation est des plus difficiles, car le terrain agricole que la famille exploitait est désormais propriété privée et clôturée. C'est là que les ennuis évoqués par la mère, le fils et le réalisateur, Ulad Mohand, commencent véritablement. Notamment quand un huissier de justice vient pour appliquer le jugement de la cour, accompagné de gendarmes et d'employés de PGH, la mère et Hercule s'y opposent violement et sont condamnés pour agression. «Le problème, c'est qu'au cours du procès, le tribunal avait donné le feu vert pour que Hermès occupe la partie de terre et procède à la division, ce qui n'est pas normal», explique maître Ftouh. «En fait, la forme du jugement était légale, mais le fond était injuste», car «Houtate Ben Ahmed» est enregistré sous le statut de terrain indivisible. En pratique, «il faut d'abord faire la procédure du partage, soit par tirage au sort ou par le biais d'un expert», souligne l'avocat. «Ce n'est qu'après que l'on peut parler de division». Déballant un tas de documents juridiques, procès verbaux, décisions des tribunaux, appels et copies des plaintes, maître Ftouh apporte son éclairage sur toute cette affaire. «L'avocat d'Hermès avait déposé la demande de division en janvier 2009 et la décision de la cour n'a été rendue qu'en janvier 2012». Il s'en suit alors un bras de fer et une série de négociations et de renchérissement autour de la valeur de la maison et de la parcelle de terrain et d'anciennes rancœurs. Après dix ans de procédure civile, d'appels et de recours en cassation, l'épilogue de cette «série judiciaire» a fini par être prononcé en février 2012 au tribunal de Tanger. Ce sera le seul document dont l'avocat n'a pas encore de copie, «car il y a eu une erreur dans le premier document, le jugement a dû être renvoyé pour réécriture et il n'est toujours pas disponible», explique-t-il. Comme une solution miracle, qui aurait finalement pu être prise dix ans plutôt, la cour a finalement décidé de «redistribuer les espaces». Les deux parties ne parvenant pas à s'entendre, le tribunal a donc statué après rapport d'expert. Comme résultat des courses, «la partie qui comprend les habitations revient à Amghait El Mektiri, y compris la part de son frère qui normalement, appartient à la société de Guerrand-Hermès. Quant à cette dernière, elle garde la partie vide de Houtate Ben Ahmed» conclut le juriste. L'issue ainsi trouvée à l'affaire judiciaire arrivera-t-elle à calmer les esprits autour du fameux documentaire ? Pas si sûr, à en juger par les derniers rebondissements. Lire aussi