L'Agence nationale des ports (ANP) est décidée à faire le ménage au port de pêche d'Agadir. Dans son viseur : les navires désarmés et abandonnés dans l'enceinte portuaire. Depuis début juillet dernier, l'Agence procède à l'évacuation d'une première vague de bateaux répertoriés. Il s'agirait d'une liste d'une soixantaine de navires, en cessation d'activités ou en liquidation judiciaire et qui «représentent un danger pour la navigation au sein du port». Munis de jugements du Tribunal de commerce d'Agadir, les équipes de l'ANP sont toujours à pied d'œuvre pour tirer les bateaux concernés au large (pour ensuite les faire couler). Valeur aujourd'hui, on parle de l'immersion d'une dizaine de bateaux. Sur place, armateurs et propriétaires des bateaux concernés crient à qui veut l'entendre que l'Agence est «en train d'enfreindre la loi». «Le jugement dont dispose l'ANP parle de retrait des navires abandonnés pour les déplacer ailleurs et non de leur immersion», accuse Karim Senoussi, l'un des armateurs à qui l'Agence aurait fait couler quatre bateaux-congélateurs, en arrêt d'activités. Selon ce dernier, des navires en cessation d'activités depuis 8 mois ont subi le même sort, alors que «d'autres gisant depuis plus de quatre ans sont toujours là», poursuit Senoussi, qui avance que les sociétés détentrices d'un nombre important de bateaux coulés sont en situation de redressement judiciaire et ont des problèmes de trésorerie. «C'est pour cette raison qu'ils sont en arrêt d'activités et désarmés dans l'enceinte du port», explique Senoussi. Après recoupement, il s'est avéré, en effet, que le Tribunal de commerce d'Agadir a prononcé des jugements qui parlent de «retrait des navires ou de leur déplacement loin du port», comme dans le cas de la société Somathon, dont l'un des bateaux a été désarmé depuis août 2009. Labyrinthe juridique «C'est tout un labyrinthe juridique dans lequel s'est embrouillée l'agence», estime, pour sa part, Abderrahmane El Yazidi, secrétaire général du Syndicat national des officiers et marins de la pêche hauturière. Au vu de l'ensemble de ces éléments, nous avons officiellement contacté l'Agence nationale des ports pour un complément d'informations. La responsable communication a bien voulu noté nos questions. Ces dernières tournaient autour des accusations des armateurs et propriétaires des bateaux concernés par la décision du tribunal et de l'immersion effective des navires par l'Agence. «L'ANP a procédé à l'évacuation de ces navires abandonnés afin d'éviter tout autre incident tel que celui produit en février et qui a causé des dommages assez lourds», nous affirme-t-on auprès de l'agence. «Cette opération n'est qu'une exécution du jugement du tribunal», poursuit l'ANP. La décision d'évacuer les bateaux abandonnés s'est-elle limitée au port d'Agadir ou concerne-t-elle l'ensemble des ports du Royaume ? Procède-t-on effectivement à l'immersion des navires ? L'agence dispose-t-elle d'un fondement légal pour ce faire ? A-t-on pris en considération l'impact que peut engendrer l'immersion de navires sur l'environnement ? Autant de questions que l'agence n'a pas souhaité commenter. Opération d'assainissement C'est courant avril dernier que l'Agence nationale des ports avait interpellé les propriétaires des navires abandonnés au niveau du port de pêche d'Agadir. L'autorité portuaire avait fixé une liste de navires qu'elle qualifie «d'abandonnés, de désarmés ou d'épaves» et a ensuite entrepris des opérations d'éloignement vers le large des navires ainsi listés. Selon ce cadre du ministère de l'Equipement, ce sont les incidents de la mi-février 2010 (voir ci-contre) qui ont accéléré les procédures d'évacuation de navires. L'autorité portuaire, dirigée à l'époque par Mohamed Jamal Benjelloun (nommé début août dernier à la tête du secrétariat général du ministère de l'Equipement et du transport), avait ainsi publié un avis public sommant les propriétaires de ces bateaux de les évacuer. Deux mois après, l'Agence passe à la vitesse supérieure. Armée d'une ordonnance judiciaire, l'ANP commence les premiers retraits courant juillet. S'enclenche dès lors une véritable «opération d'assainissement». Selon notre source au ministère de l'Equipement, qui a requis l'anonymat, la loi donne à l'ANP le droit d'évacuer les embarcations (Dahir de 1961) qui entravent la circulation dans l'enceinte du port. Sauf que cette loi n'autorise pas l'autorité portuaire à faire couler ces navires. «Dans les faits, c'est ce qui se produit», reconnaît notre source. Certains armateurs ont même fait appel à des huissiers de justice pour notifier les opérations d'immersion de leurs navires. Il s'agirait pour eux de preuves qu'ils pourraient faire valoir en «temps utile». Y'aura-t-il des procès contre l'ANP intentés par les armateurs ? Certains professionnels nous ont confirmé leur intention de le faire. Actions en justice «L'Agence a procédé à l'immersion des bateaux sans aucune base juridique». C'est la conclusion majeure de plusieurs observateurs et juristes à qui nous avons exposé les faits. Du côté des armateurs, ce constat est lancé sur un ton affirmatif. Pour eux, les exploitants de ces navires désarmés font face à des difficultés financières et beaucoup sont soit en redressement, soit en liquidation judiciaire. «Un bateau désarmé ne signifie pas forcément qu'il est dangereux. Charge à l'office de le déposer ailleurs, mais pas de le faire couler. C'est tout simplement un abus de pouvoir qui relève de la destruction des biens d'autrui», fulmine Karim Senoussi. Selon un juriste, s'il s'avère que l'ANP procède effectivement à l'immersion des navires sans fondements juridiques, cela devrait interpeller fortement les responsables, notamment, au niveau des aspects se rattachant au droit de propriété garanti, le fondement légal de telles mesures ainsi que la «charge de la preuve du danger» que représentent ces navires, invoqués par l'opérateur portuaire. Dans le jugement prononcé par le tribunal, on lit effectivement que l'agence a fait appel à une expertise pour relever le caractère dangereux de l'état de ces navires. Une expertise d'ailleurs contestée par une partie des propriétaires qui avancent que leurs navires, désarmés depuis moins d'une année, sont toujours en état de marche. En attendant la réaction officielle des armateurs, l'immersion des bateaux au large de la baie d'Agadir pose un autre problème d'ordre environnemental cette fois-ci. Imaginez les «dépouilles» de 64 bateaux gisant dans les fonds marins, à quelques miles du port ? «Ce serait une véritable décharge maritime», estime ce membre de l'Association nationale des administrateurs de l'administration maritime (Anaam). Cette dernière a publié courant août un communiqué où elle interpelle les responsables quant aux dangers que représente une telle opération sur le milieu marin. L'Anaam a aussi relevé des questions autour de la présence (ou pas) d'une étude d'impact sur l'environnement menée par une institution scientifique neutre, diligentée par l'ANP. Une question que nous avons (re)posée à l'agence. Sans réponse et sur laquelle nous reviendront dans notre édition de demain.