Le PLF 2020 prévoit de donner des pouvoirs considérés comme «exorbitants» aux administrateurs de l'Etat en matière d'exécution des jugements administratifs rendus contre lui. Une initiative qui vient en contradiction avec la jurisprudence, ainsi qu'avec la dynamique royale. Assistons-nous au premier défi de la nouvelle donne judiciaire ? L'article 9 du projet de loi de Finance 2020 a créé la polémique autour de l'imperium de l'Etat. Selon un communiqué publié par d'anciens bâtonniers, l'article 9 de celui-ci est une «menace à la crédibilité» des jugements rendus contre l'Etat. «Nous devons tous être attentifs, faire preuve de prudence face au contenu du projet de loi de Finances 2020, qui a été adopté par le gouvernement et renvoyé à la Chambre des représentants. En fin de compte, cela tue la confiance restante des citoyens, des plaideurs et des avocats dans les décisions et jugements rendus par le pouvoir judiciaire à divers degrés». Selon la disposition en question, «les créanciers porteurs de titres ou de jugements exécutoires à l'encontre de l'Etat ne peuvent se pourvoir en paiement que devant les services ordonnateurs de l'administration publique concernée». Ces derniers sont, certes, tenus d'inscrire les crédits nécessaires pour l'exécution des jugements, mais «dans la limite des possibilités de budget». Si la dépense est imputée de crédits qui se révèlent insuffisants, l'exécution des jugements est faite dès lors, par voie d'ordonnancement de la somme concernée, à hauteur de crédits budgétaires disponibles; à charge pour l'ordonnateur de prendre toutes les dispositions pour mettre en place les crédits nécessaires au paiement de la somme restant due sur les budgets des années suivantes. Voilà des libertés données aux administrateurs que ne goûtent pas vraiment les juristes, notamment les avocats et les magistrats. Il s'agirait donc selon eux d'une «mise sous tutelle» de l'appareil judiciaire par les «administrateurs de l'Etat» qui s'arrogerait ainsi des pouvoirs «exorbitants», en leur donnant la possibilité d'exécuter les jugements selon «leur bon vouloir». Cette disposition du PLG 2020 vient pourtant en contradiction avec la dynamique souhaitée au plus haut niveau de l'Etat. Dans sa lettre envoyée le 21 octobre aux participants au Congrès international de la justice, le souverain a ainsi insisté sur le rôle important du système judiciaire dans la consolidation des acquis juridiques en matière d'investissement. Il a par ailleurs rappelé que le Maroc a adopté un arsenal juridique moderne et structurant afin de développer le monde de la finance et des affaires, d'encourager l'investissement et d'insuffler une dynamique vigoureuse au circuit économique, en soutenant les entreprises nationales, ainsi devenues les leviers du développement économique. Il y a ainsi eu l'adoption récemment d'importants textes, comme la version remaniée du Code de commerce, les lois sur les sociétés, la loi sur les garanties mobilières ainsi que la consolidation de l'approche, qui incite les magistrats à dépasser les limites de leur mandat traditionnel pour remplir des missions à visée économique et sociale, en les encourageant à garantir la sécurité et la paix sociale dans l'entreprise. Selon les témoignages en interne, les atteintes portées à l'obligation d'exécution des décisions des juridictions administratives peuvent être expliquées, d'abord, par une raison quantitative. En effet, l'accroissement du nombre d'affaires portées devant le juge administratif génère de manière quasi-mécanique un accroissement proportionnel du nombre d'atteintes à la chose jugée. À cela s'ajoute la durée excessive de l'instance induite par l'incapacité de la justice à maîtriser l'inflation galopante des domaines d'intervention de l'administration et la complexité croissante des textes juridiques. La prolifération des cas d'inexécution des décisions des juridictions administratives a conduit les responsables politiques à décréter moult circulaires pour inciter les administrations, les collectivités locales et les établissements publics à respecter l'obligation d'exécution qui leur incombe. La lenteur dans l'exécution est souvent due à la complexité des opérations comptables et financières nécessaires pour procéder à l'exécution de la décision juridictionnelle. Aussi, l'administration invoque souvent l'insuffisance des crédits pour se soustraire au paiement de l'indemnité objet de la condamnation. La Cour de cassation rejette constamment cette justification et souligne que «l'absence de crédit pour payer ces sommes ne saurait modifier les droits que les intéressés tiennent» des décisions juridictionnelles intervenues en leur faveur. En effet, selon la jurisprudence constance, toute décision de justice a une force exécutoire. Cela signifie que, de plein droit, sans autorisation d'aucun autre organe, le jugement peut donner lieu à une exécution forcée, au besoin, sous la forme d'une contrainte matérielle, pour que la décision du juge soit effectivement respectée car ,signalons-le, la fonction judiciaire est aussi une fonction d'autorité. En d'autres termes, le pouvoir de dire le droit s'accompagne nécessairement d'un pouvoir de commandement désigné «imperium» qui se traduit matériellement par l'apposition, à la fin de chaque jugement, d'une formule appelée «formule exécutoire». Il faut également signaler que l'obligation d'exécuter ne découle pas du caractère de la chose jugée qui peut s'attacher à une décision de justice. L'obligation d'exécution peut s'imposer même si la décision juridictionnelle n'a pas passé en force de chose jugée ou n'est devenu définitive. C'est de la force exécutoire de la décision de justice que résulte l'obligation d'exécution pour l'administration comme pour les particuliers. La formule exécutoire en est l'expression. Dans ce cadre, il y a une différence de taille entre le système juridique marocain et certains systèmes juridiques étrangers, notamment le système juridique français. En France, du fait de l'existence de deux ordres de juridictions distinctes, il y a deux formules exécutoires: celle des jugements de l'ordre judiciaire qui prévoit l'usage des voies d'exécution de droit commun et celle des jugements de l'ordre administratif qui exclut l'usage de la force publique contre l'administration. Au Maroc, les textes relatifs aux tribunaux administratifs et des Cours d'appel administratives n'ont pas prévu une formule exécutoire spécifique pour les jugements rendus en matière administrative, ce qui soumet l'administration aux mêmes règles que les particuliers. Face à cet imbroglio, le roi insiste sur l'importance de procéder à une uniformisation des normes et des procédures de règlement des litiges liés à l'investissement, aux niveaux national, régional et international. Le souverain a affirmé qu'il était primordial de dépasser les problématiques liées à la compétence des juridictions nationales, en mettant en place un système juridique adapté. «Ce dispositif nouveau doit permettre de prévenir les problèmes éventuels et d'endiguer les contentieux, grâce à la création d'organes spécialisés dans la résolution de différends, selon des délais raisonnables. Il doit aussi être en mesure de prendre en considération les spécificités des litiges financiers et d'agir avec diligence, efficacité et souplesse», tonne-t-il.