Sylviane Guillaumont, Spécialiste de la politique de change dans les pays en voie de développement Dans cet entretien réalisé en marge du symposium international sur le modèle économique du Maroc, organisé du 21 au 23 mars à la Faculté de droit de Casablanca, Sylviane Guillaumont, professeure à l'université de Clermont Ferrand et spécialiste de la politique monétaire et de change dans les pays en voie de développement, nous livre son point de vue sur la réforme du régime de change au Maroc. Les ECO : Depuis l'entrée en vigueur de la flexibilité du dirham, le 15 janvier dernier, l'intervention de la Banque centrale sur le marché de change se fait rare. Bank Al-Maghrib affirme avoir l'intention de se retirer au fur et à mesure que s'élargira la bande de fluctuation du dirham, laissant les banques organiser elles-mêmes le marché. Qu'en pensez-vous ? Sylviane Guillaumont : Dans un marché de change qui fonctionne correctement, et c'est presque le cas de celui du Maroc, les cours de change se forment en fonction de l'offre et de la demande de devises des banques. Mais si, pour une raison ou pour une autre, il existe un écart important entre l'offre et de la demande, la Banque centrale doit intervenir pour apporter des devises ou pour en supprimer de façon à éviter une très forte instabilité du taux de change, laquelle pourrait nuire à l'économie (à moins qu'il ne s'agisse d'un régime de flottement pur). À l'heure actuelle, parmi les pays en développement, seuls la Somalie, le Chili et le Mexique sont dotés d'un système de flottement pur où la Banque centrale n'intervient que dans des circonstances exceptionnelles. Je ne suis pas sûr que le Maroc ira très rapidement à la situation du Chili ou du Mexique. La réforme du régime de change se fera, dit-on, de façon graduelle avant d'atteindre le flottement total. Y a-t-il un délai standard pour venir à bout de ce processus conduisant de la fixité, à la flexibilité, puis au flottement ? Je ne sais pas ce que vont faire les autorités. Un jour peut-être elles vont revenir à une fixité plus forte. Les autorités ont probablement choisi d'élargir les marges à titre expérimental. Dans deux ou trois ans, la Banque centrale va tirer l'enseignement de ce qui s'est passé pour savoir si elle va revenir à un système plus fixe ou bien s'orienter doucement vers un flottement contrôlé. Je ne pense pas qu'il y ait un standard. Je ne suis pas sûr que tous les pays du monde sont destinés à migrer vers la flexibilité, même s'ils se développent. Jusqu'en 1973, tous les pays du monde étaient en fixité et se portaient très bien. Je pense ici à l'époque des trente glorieuses marquée par une croissance très rapide chez les pays avancés qui adoptaient un régime de change fixe. Ce n'est qu'à partir de 1973 qu'ils ont commencé à migrer vers un système de flottement généralisé. Et c'est à partir de cette date que nous avons commencé à observer des problèmes chez les pays avancés où, peu à peu, la croissance s'est ralentie. Ce n'est donc pas évident que le flottement soit mieux loti que la fixité au niveau international. Pourquoi alors les pays en développement devraient-ils suivre l'exemple des pays avancés, lequel exemple n'a d'ailleurs pas très réussi. Les autorités marocaines défendent le caractère «souverain» de la réforme, au moment où un pan entier de la population estime que le gouvernement aurait cédé à la pression du FMI. Qu'en dites-vous ? On ne peut pas sonder les cœurs. J'ai entendu une déclaration du wali de la Banque centrale qui a affirmé que la réforme du change n'était pas due à la pression du FMI. D'un autre côté, les rapports du FMI ces dernières années préconisaient que le Maroc aille vers plus de flexibilité, ce qui fait partie des habitudes du FMI. Ce dernier est très favorable au change flottant. Le FMI formule la même recommandation à destination d'autres pays, certains résistent, d'autres non. S'agissant du Maroc, je ne sais pas quelle a été l'influence du FMI sur les autorités. La seule chose que nous pouvons dire, c'est que les autorités marocaines n'ont pas choisi le régime de change que proposait le FMI. Ce dernier avait proposé le flottement contrôlé du change. Les autorités, elles, ont procédé juste à un léger élargissement des marges de fluctuation du dirham. Où situerez-vous la réforme du change au Maroc par rapport à la tendance observée à l'échelle internationale ? Nous assistons au fond à un abandon des régimes de flottement au profit de régimes dits intermédiaires. Par régimes intermédiaires, on entend des régimes un peu comme celui du Maroc (rattaché à un panier de devises) ou bien ceux à parité glissante, indexés sur l'inflation (Crawling peg). On parle aussi de régimes dits «indéfinis» où les autorités passent de temps en temps de la flexibilité au flottement selon les circonstances, sans qu'il y ait une stabilité dans la durée (le FMI ne sait pas comment classer ces régimes, d'où l'appellation «indéfinis»). L'un des arguments avancés pour justifier la flexibilisation du dirham est l'amélioration de la compétitivité de l'économie marocaine. La flexibilité permet-elle d'atteindre cet objectif ? C'est sûr que la dépréciation de la monnaie procure des avantages aux entreprises exportatrices. Aussi, comme les biens importés coûtent plus cher, la dépréciation du taux de change est une forme de protection qui accroît la compétitivité. Le problème, c'est que la compétitivité peut être obtenue sans avoir à déprécier la monnaie. La dépréciation a des inconvénients intrinsèques, l'inflation essentiellement. Une autre façon d'améliorer la compétitivité consiste à augmenter la productivité. Je pense que lorsqu'on a un système de flottement de la monnaie qui permet de gagner la compétitivité par les prix, on est moins incités à entreprendre les réformes structurelles nécessaires pour gagner en productivité (politique fiscale, politique d'éducation, amélioration du climat des affaires, etc), car on dispose de cet autre moyen plus facile de dépréciation de la monnaie. Le flottement de la monnaie c'est un peu une tentation, une voie de la facilité, mais c'est efficace.