Nestlé a fait pression sur différents départements pour l'arrêt des importations de lait en poudre en provenance des Emirats. Entre certains départements ministériels, les positions sont diamétralement opposées. La Douane refuse de communiquer ses calculs concernant la règle d'origine. Le dossier du libre-échange entre le Maroc et les Emirats Arabes Unis prend une tournure inattendue. Le Maroc a-t-il violé cet accord signé avec les Emiratis ? Un faisceau de présomptions laisse aujourd'hui supposer que oui. En tout cas, la confusion est telle qu'au sein même du gouvernement, les positions divergent. A partir des avis oralement émis ou des écrits dont La Vie éco a pu se procurer copie, deux versions existent. D'un côté, les ministères des Finances et du Commerce et de l'Industrie, qui arguent du non-respect de la règle d'origine par le lait en poudre et le sucre importés à partir des Emirats. De l'autre, ceux des Affaires étrangères, à travers l'ambassade du Maroc aux Emirats Arabes Unis, et le Commerce Extérieur qui affirment le contraire. Chacun présente ses arguments en affirmant avoir réalisé ses propres investigations. A l'heure qu'il est, les services de la Douane ont rétabli un droit à l'importation pour ces produits, équivalant à 120%. «Je ne peux pas parler au nom des autres administrations. Mais nous assumons notre position. Les produits importés n'incorporent pas les 40 % de valeur ajoutée requis. Les autres départements doivent justifier cela et peut-être que les Emiratis se sont trompés au moment de la fixation du niveau de la valeur ajoutée», note un responsable de cette administration. Toutefois, il refusera d'exposer les données chiffrées qui lui ont servi de base pour étayer son argument et prendre cette décision, comme il refusera de divulguer les détails du rapport d'enquête produit par ses services. Tout juste aurons-nous un aperçu sur l'équation utilisée pour calculer la valeur ajoutée(*). Le point de vue de la Douane est partagé par le département du Commerce et de l'Industrie. Salaheddine Mezouar a affirmé à La Vie éco (cf. l'édition de La Vie éco du 25 décembre) que les études réalisées par ses services et ceux de l'administration de la Douane, dans le cas particulier du sucre et du lait, «démontrent que les Emiratis ne disposent pas de tous les intrants locaux capables de leur fournir une valeur ajoutée de 40 %, comme il est stipulé dans l'accord. Nous avons donc signalé notre position à l'autre partie et demandé le rétablissement des droits de douane jusqu'à la tenue de la réunion de la commission technique». Arguant de raisons de calendrier, la partie émiratie n'a toujours pas proposé de date à son homologue marocaine. De l'autre côté, on retrouve le ministère du Commerce extérieur et celui des Affaires étrangères. Dans un écrit adressé le 11 mars 2005 au directeur général de Nestlé, qui avait demandé la suspension des importations de lait en poudre, Mustapha Mechahouri, ministre du Commerce extérieur, se fondant sur une enquête menée par l'ambassade du Maroc aux Emirats, affirme que «(…) la production de l'usine Hassani pour produits alimentaires remplit les conditions de la règle d'origine prévue par l'accord de libre-échange entre le Maroc et les EAU». Selon des documents officiels émiratis, la valeur ajoutée est de 52% Chez les industriels émiratis, c'est la consternation. Joint au téléphone par La Vie éco, mardi 29 novembre, Mehdi Hassani, directeur général de la société, se fend d'abord d'une réflexion lapidaire : «Les Marocains savaient, au moment de la conclusion de l'accord de libre-échange, que nous ne produisions pas des avions aux Emirats Arabes Unis mais essentiellement des produits agroalimentaires». Pour lui, son entreprise est éligible aux avantages fiscaux prévus par l'accord. Et d'ajouter : «Au départ, les autorités marocaines disaient que nous produisions à l'intérieur de la zone franche de Jbel Ali et nous avons pu établir le contraire. Elles sont revenues à la charge par la suite en mettant en doute le niveau de valeur ajoutée incorporée dans notre production. Une deuxième fois, nous leur avons prouvé le contraire. Le lait en poudre que nous exportons comprend plus de 40 % de valeur ajoutée, calculée selon les lois en vigueur». Selon lui, le calcul prend en considération, entre autres, les intrants utilisés, le coût de la main-d'œuvre, l'investissement consenti et les frais administratifs. Dans un document officiel du ministère émirati de l'Economie et du Commerce, daté du 20 janvier 2005, on peut lire par ailleurs que la valeur ajoutée incorporée est de 52%. Les Emiratis pointent directement du doigt la multinationale Nestlé, principale partie lésée dans cette affaire. «Cette entreprise, depuis plusieurs décennies, vend avec des marges bénéficiaires importantes dans un marché qui ne connaît qu'une seule marque pour le lait en poudre, la sienne. Une situation qui n'existe qu'au Maroc, où le prix du lait demeure des plus élevés au monde», affirme M. Hassani. Quand Nestlé menaçait de lâcher les agriculteurs Nestlé, qui a failli perdre, il y a quelques jours, le juteux marché des FAR (voir encadré) a-t-elle fait pression sur le gouvernement marocain ? Rappelons que la multinationale suisse s'était activée dès novembre 2004 et avait réagi aux premières importations de lait à partir des Emirats. Elle avait alors saisi, le 22 novembre 2004, plusieurs ministères dont celui de l'Agriculture : «Nous croyons savoir qu'il n'existe pas de fabrique de lait en poudre à Dubaï, et par conséquent, le lait importé de ce pays ne devrait pas bénéficier de la convention tarifaire en vigueur. Nous sommes certains que vous allez prendre les mesures nécessaires prévues par la loi pour redresser cette importation et supprimer la position tarifaire 04 02 de la convention avec les EAU et les autres pays arabes non-fabricants de poudre». Dans son courrier, la multinationale a même mis en avant les investissements consentis sur le marché marocain et le flux financier qu'elle garantit aux éleveurs. Nestlé sera malgré tout déboutée dans sa démarche puisque le lait en question bénéficiera par la suite de l'exonération. Mais elle ne lâchera pas prise pour autant. La dernière démarche en question a été entreprise en novembre 2005. Nestlé a fait comprendre aux élus locaux de Doukkala sa difficulté, face aux importations, à continuer son approvisionnement auprès des agriculteurs de la région. S'en est suivie une réunion avec le gouverneur, en présence des parlementaires de la région. «Nestlé est finalement revenue sur sa décision de cesser son approvisionnement dans les Doukkala», confirme à La Vie éco un parlementaire concerné. Contactés par nos soins, les responsables de la multinationale font profil bas et ne souhaitent pas trop s'exposer, d'autant plus que l'entreprise tourne depuis un mois sans directeur général. Selon M. Sayeb, qui assure l'intérim, «François Prévôt, l'ancien directeur général, est parti à la retraite». D'autres sources affirment qu'il a été rappelé par la maison-mère. «Le dossier du lait émirati lui a explosé à la figure et il a payé de sa place son incapacité à prévenir l'attaque des EAU», avance-t-on. M. Sayeb ne fera pas de commentaires là-dessus. Le problème posé par la Cosumar et les éleveurs Le même scénario est valable pour les importations de sucre qui gênent bien évidemment la Cosumar, à cette différence que le ministre du Commerce et de l'Industrie a parfaitement explicité la position marocaine : «Ce groupe a un plan et une stratégie claire. Il faut lui donner une visibilité pour qu'il ne soit pas prisonnier entre l'amont (ndlr : obligation de s'approvisionner chez les agriculteurs), et l'aval (ndlr: en le soumettant à la concurrence internationale)», avait expliqué le ministre. Cela veut-il dire que les importations de sucre devront, dans tous les cas, être soumises aux droits de douane ? Il ne faut pas oublier aussi les 18 000 agriculteurs qui vivent de la culture de la betterave et de la canne à sucre. Le même raisonnement se retrouve chez Driss Bencheikh, directeur général de la Centrale laitière. «La Fédération nationale de l'industrie laitière a saisi depuis six mois le ministère du Commerce pour qu'il réagisse face aux importations des EAU». L'approche du directeur général de la Centrale laitière est cohérente. «Nous réclamons plus d'équité. Si les responsables gouvernementaux souhaitent ouvrir les frontières, qu'ils nous donnent la possibilité d'importer la matière première aux mêmes conditions que les Emiratis et que nous puissions produire sous-douane. Dans ce cas, il leur faudra trouver une solution à l'équation agricole». M. Bencheikh s'interroge : le pays sera-t-il prêt, dans ce cas, à sacrifier 2,5 milliards de DH, l'équivalent de ce que versent les industriels du lait aux agriculteurs ? Mercredi 30 novembre, une délégation de la Chambre de commerce de Dubaï est arrivée au Maroc. Le groupe est conduit par Jamal Laghrir, directeur général de Khalij Sugar, raffinerie de sucre émiratie, fournisseuse des industriels agroalimentaires marocains. Refusant de jeter de l'huile sur le feu, il se contentera d'affirmer que «des contacts seront établis avec les parties marocaines pour trouver définitivement une solution à cette situation». Le Maroc est-il tenté par un retour au protectionnisme ? Déjà, le contingentement adopté pour protéger les céramistes (cf. La Vie éco du 25 novembre) a suscité moult commentaires. Cette fois-ci, et en l'absence d'explications techniques de la part du gouvernement, et au vu des divergences au sein de l'administration et des enjeux de cette libéralisation, on serait tenté de répondre par l'affirmative, tant il y a de zones d'ombre.