Le Syndicat national des commerçants et professionnels assure que le plan Rawaj ne concerne qu'une infime partie du petit commerce. Il affirme que les bénéfices ont fondu de 15% depuis l'arrivée des GMS. Dans l'impossibilité de négocier les prix, de plus en plus d'épiciers s'approvisionnent auprès des GMS, moins chers que leurs fournisseurs. Le traditionnel épicier s'englue dans les difficultés et il ne risque pas de s'en sortir de sitôt malgré les efforts du ministère du commerce et de l'industrie entrepris par le biais du plan Rawaj 2020, stratégie de développement du commerce et de la distribution, lancé en 2008. Ce plan est constitué de quatre volets: la modernisation du commerce de proximité, l'accompagnement des champions nationaux, l'encouragement à la mise en place de zones d'activités commerciales et la réalisation des schémas régionaux du commerce et de la distribution. Pour le petit commerce, le plan prévoit en gros la rénovation des points de vente et le renforcement du savoir-faire des commerçants. Sur un budget de 900 MDH arrêté pour la mise en œuvre des actions sur la période 2008-2012, 70%, soit 640 MDH, sont allés à cette catégorie. A fin 2014, 24 700 points de vente avaient bénéficié du programme, soit un taux de réalisation supérieur à 100%, puisqu'il visait initialement 24 130 points de vente. Bien que les objectifs soient atteints, ce programme n'est pas arrivé à bout des maux du secteur. Plusieurs explications sont avancées. D'abord, les experts chargés de l'élaboration du plan se sont limités à 450 000 petits commerces formels. En se référant aux chiffres arrêtés à fin 2014, ce sont à peine 5,4% des commerces qui ont été touchés. Très peu, si l'on considère que le nombre de commerces est largement plus important. D'après les statistiques du ministère, le Maroc compte 27 points de vente pour 1000 habitants. Par extrapolation, il devrait donc y avoir au Maroc 918000 commerçants au minimum (34 millions d'habitants). On présume que le terme «formels» fait exclusivement référence aux activités transparentes, fiscalement s'entend. Ali Boutaqa, représentant du syndicat national des commerçants et professionnels, soutient mordicus que le nombre réel des commerçants dépasse les 2 millions, en invoquant à l'appui les bases de données des grandes entreprises de distribution de produits de consommation courante. Pour sa part, le responsable de communication de la Chambre de commerce de Casablanca indique que «sur l'ensemble des commerçants, 60% ne disposent pas de registre de commerce et 20% travaillent sans patente». Il explique en substance que la majorité des commerçants opérant dans le milieu rural, les souks hebdomadaires et dans les quartiers populaires et périphériques travaillent au noir. En somme, il n'y a que 20% qui sont déclarés. Ceci explique en quelque sorte le décalage. L'Association nationale des commerçants de gros et de détail réclame une nouvelle approche La deuxième raison à l'origine des signes de défiance à l'égard du volet petit commerce de Rawaj réside dans les conditions d'octroi des subventions. Le package comprend un cycle de formation financé à hauteur de 5 000 DH et la prise en charge de 75% du coût des équipements nécessaires à la modernisation, plafonné à 20000 DH par commerce. Les frais additionnels, s'il y en a, reviennent au commerçant. Ali Boutaqa est très critique. A l'en croire, les sociétés adjudicatrices du marché de la formation ne sont pas à la hauteur. «Le programme se limite à une présentation sur les techniques de classement des produits sur les étalages. La comptabilité, la gestion du stock et l'approvisionnement sont ignorés», dénonce-t-il. M. Boutaqa précise dans le même sens qu'il n'y a qu'une seule séance, généralement pour une quarantaine de personnes, expédiée en une seul journée. En abordant les équipements, il n'y va pas non plus avec le dos de la cuillère. Selon lui, les factures sont gonflées. «Un réfrigérateur vendu 6 000 DH TTC dans les grandes surfaces revient à 13 000 DH TTC», à cause de charges annexes jamais bien prouvées. Mhamed Latifi, président de l'Association nationale des commerçants de gros et de détail et membre de la Chambre de commerce de Casablanca, profite de l'occasion pour exhorter le ministère de tutelle «à mettre en place une stratégie globale pour le commerce de proximité qui doit passer par un recensement précis des acteurs et se traduire par des actions concrètes pouvant améliorer le quotidien des exploitants». Les petits commerçants sont aujourd'hui confrontés à trois niveaux de concurrence. D'abord, entre eux-mêmes. Comme pour beaucoup d'autres activités commerciales, il n'y a aucune barrière à l'entrée. Il suffit d'avoir un contrat de bail ou de propriété pour obtenir l'autorisation d'exercer délivrée par la préfecture. Ce qui par conséquent créé une forte densité d'épiceries. Le secteur pâtit ensuite de l'impact du secteur non structuré, notamment le commerce ambulant. Cependant, ce sont les grandes et moyennes surfaces (GMS), nettement plus puissantes financièrement et très bien outillées, qui constituent une réelle menace pour la pérennité des épiciers, d'autant plus qu'ils viennent s'installer carrément en centre-ville. «Depuis l'arrivée des GMS, le chiffre d'affaires moyen des petits commerçants a régressé de 15%», fait remarquer Mhamed Latifi. Le changement des habitudes des consommateurs n'est pas étranger à cette évolution. Une étude sur près de 1 600 personnes réalisée en 2010 par le ministère du commerce montre que 70% des consommateurs exigent de retrouver, au moins partiellement, le confort du libre-service dans le petit commerce (des locaux propres, une marchandise bien présentée, avec respect de la chaîne de froid). Résultat, «hormis les clients qui s'approvisionnent à crédit, rares sont les ménages qui font leurs courses mensuelles ou hebdomadaires chez l'épicier du quartier», témoigne un commerçant. En réalité, la concurrence entre les GMS et les petits commerces ne se joue pas uniquement sur l'aménagement et la modernité des espaces, les prix sont tout aussi déterminants. Jugez-en. Sur les produits frais, les tarifs affichés par les petits commerçants sont en effet supérieurs de 3% à ceux des GMS. Beaucoup usent de la fraude fiscale pour maintenir l'exploitation La différence est de 8% pour les produits alimentaires de base, entre 15% et 20% pour les produits d'entretien et peut dépasser 25% pour les chips, le chocolat, la confiserie haut de gamme... Cette différence tient au rapport de force entre industriels et importateurs, d'un côté, et commerçants, de l'autre. Ces derniers sont obligés d'accepter les prix qu'on leur annonce au risque de ne pas se faire livrer. «Le prix que paie le petit commerçant à son fournisseur est souvent supérieur au prix de vente public des grandes surfaces», explique M. Boutaqa. Encore aussi pénalisant, les industriels et importateurs exigent d'être payés comptant. Et tout aussi rédhibitoire, certains produits périmés ou près de l'être ne sont pas repris par le fournisseur. Sur ce sujet, des grossistes et distributeurs justifient cette différence de prix par le coût de la logistique. «La livraison des commerces de proximité se fait par petites quantités avec une récurrence hebdomadaire, voire quotidienne pour les produits frais. Du coup, le coût de transport par unité revient plus cher», détaille un opérateur de distribution. Et de renchérir: «C'est en effet le point fort de la distribution moderne. Les opérateurs du secteur négocient des volumes très importants qui sont livrés une ou deux fois par mois». A ce propos, il est remarqué que de petits commerçants ont pris l'habitude de s'approvisionner auprès des GMS pour profiter des prix très compétitifs et des promotions, mais surtout pour ne pas être dans le viseur du fisc. En effet, les commerçants de proximité sont assujettis au régime fiscal forfaitaire. Pour définir la charge fiscale, la direction des impôts se base sur l'emplacement du commerce, la superficie du magasin et le nombre de produits exposés. Et dans le cadre du renforcement du contrôle et pour recouper toutes les informations, la DGI a commencé à s'appuyer sur les «documents comptables», notamment les fiches de livraison des grandes sociétés qui fournissent des produits de première nécessité au petit commerce. En se rabattant sur les GMS pour garnir leurs rayons, nombre d'épiciers font d'une pierre deux coups : s'assurer une meilleure marge et se soustraire aux impôts. Une question de survie, se défend-on.