Après l'annonce de la coordination USFP-Istiqlal, et les retrouvailles de trois syndicats, les quatre formations de l'opposition se concertent pour préparer une riposte commune. Deux réunions pour le moins cruciales, à deux jours d'intervalle. Au siège de l'USFP à Rabat, les dirigeants des quatre formations de l'opposition et les chefs de leurs groupes parlementaires se sont donné rendez-vous, le lundi 27 janvier, pour, disent-ils, étudier les moyens de riposte à la politique du chef du gouvernement. Deux jours plus tard, c'est au tour des trois centrales syndicales les plus représentatives, l'UMT, la CDT et la FDT, de célébrer des retrouvailles historiques, dans les locaux de l'UMT, sis avenue des FAR à Casablanca. Quatre partis et trois syndicats qui se réunissent presque en même temps, il n'en fallait pas plus aux observateurs et analystes politiques pour y voir déjà les prémices d'un nouveau G8 si on y ajoute l'UGTM, la centrale affidée à l'Istiqlal, qui pourrait rejoindre les rangs. Paradoxalement, le PJD a été le premier à réagir en prédisant à cette nouvelle «coalition» le même sort que celui du défunt G8 d'octobre 2011 dont, il ne faut pas l'oublier, deux des principales composantes forment aujourd'hui avec lui la majorité gouvernementale. Pour le PJD, il aura fallu que le nom soit évoqué pour que l'initiative soit qualifiée ouvertement de tentative de perturber l'action du gouvernement et gêner les réformes qu'il entend entreprendre. La deuxième réaction vient de l'Istiqlal, particulièrement allergique au mot et, par-delà, à un bloc politique dans lequel il côtoierait le PAM. Le parti de la balance réfute ce qualificatif par la voix du député et éditorialiste d'Al Alam, Abdallah Bakkali. La plupart des autres partenaires ne sont pas non plus enthousiastes à se voir catalogués de la sorte. Ainsi, Abdelhamid Fatihi, conseiller parlementaire, membre du bureau politique de l'USFP et secrétaire général adjoint de la FDT, rejette, par exemple, toute intention de recréer un ersatz ou une nouvelle version du G8. «Il n'y a pas de nouveau G8. En plus, la rencontre entre syndicats revêt un caractère purement social. Nous ne voulons pas lui donner une dimension politique. Nous ne souhaitons pas nous engager dans une alliance avec les partis politiques pour mener notre action. Cela donnerait une occasion à nos adversaires pour la décrédibiliser», affirme-t-il. Quel est donc l'objectif de ces retrouvailles historiques après une rupture de près de 40 ans ? «C'est d'abord pour créer un équilibre des forces dans la société. Nous nous sommes rendus compte que du moment que nous avons le même objectif, il était temps de mettre fin à des décennies de guéguerres entre les centrales syndicales. L'heure est à la création d'un front commun tout en ayant en tête l'idéal de l'unité syndicale», assure ce syndicaliste doublé d'un dirigeant politique.
Pourquoi avoir attendu jusqu'à aujourd'hui ? Il fallait donner un signal fort à la partie adverse, le gouvernement en l'occurrence. «Nous avons commencé par donner quelques signaux, nous comptons remettre un mémorandum au chef du gouvernement. C'est à lui, en responsable politique, de prendre les mesures qu'impose l'intérêt de la nation». A l'heure où nous mettions sous presse, ce document qui reprend les principales revendications des trois centrales, les droits et libertés syndicales, la protection sociale, la législation relative aux syndicats et l'amélioration des conditions de vie était fin prêt. Il faut dire aussi que l'UMT, la CDT et la FDT ont décidé de passer à l'acte en ce moment crucial où le gouvernement enchaîne les mesures qualifiées par les syndicalistes d'antisociales. «La nouvelle Constitution qui élève les syndicats au rang d'organisations représentatives qui veillent à la promotion des droits et intérêts des catégories socioprofessionnelles qu'elles représentent (art.8), est également un facteur à prendre en compte dans cette décision. De même que le rôle joué, au niveau régional, par le syndicat tunisien dans le rapprochement des points de vue du gouvernement islamiste et l'opposition». Tout cela semble donner des ailes à nos syndicats. Voilà pour les motivations. Maintenant, que peuvent-ils bien faire qu'ils n'ont pas encore entrepris ? Ils ont boycotté le dialogue social, tel que conçu par le chef du gouvernement, organisé des marches de protestations (fin mars 2013 par la CDT et la FDT, quelques mois plus tard, en septembre, par l'UGTM) et observé des sit-in et des grèves partielles un peu partout. Il ne reste que la grève générale. «C'est une option. Nous pourrons toujours opter pour d'autres moyens de protestation comme les marches et les sit-in. Mais tout dépendra de l'accueil que le chef du gouvernement réservera à notre mémorandum. Une chose est sûre, quelle que soit notre action nous tiendrons en compte la nécessité de préserver l'intérêt suprême de la nation. C'est lui qui prime», affirme Abdelhamid Fatihi. En définitive, tout porte à croire, explique le politologue Tarik Tlaty, que les syndicats passeront à l'acte. «L'usage, explique-t-il, veut que les centrales syndicales, dans leur escalade, recourent d'abord à des grèves d'avertissement avant de passer à la grève générale». De toutes les manières, une grève générale, si elle est décrétée, «n'est pas seulement un moyen d'affronter le gouvernement et restaurer l'équilibre des forces mais surtout de maîtriser et canaliser les contestations populaires». Le scénario de 1981 n'est pas envisageable Objectivement, c'est l'option indiquée car «on ne peut plus se permettre de continuer à vivre dans ce climat de tension. Il faut faire tomber la pression sociale». Risque-t-on, ce faisant, de revivre les évènements de 1981, ceux de 1984 ou même ceux de 1990? «Non. Nous sommes loin de ces scénarios catastrophes. Ce n'est pas du tout envisageable. D'ailleurs, la récente rencontre entre les trois centrales vise justement à contenir un éventuel débordement de la population. Le rapprochement des trois centrales vise, en effet, à barrer le chemin aux organisations marginales et radicales, à occuper le terrain, mobiliser et encadrer la population pour éviter toute dérive», ajoute ce professeur de sciences politiques à l'Université Hassan II. Il n'y aura donc pas de risque pour la continuité des institutions de l'Etat. En attendant, la quatrième centrale la plus représentative, l'UGTM, elle, n'attend pas le dernier mot de Benkirane. Elle décide de passer à l'action et projette, pour le 23 février, une marche de protestation à l'échelle nationale. Ceci vient étayer une autre lecture des retrouvailles de l'UMT, la CDT et la FDT. «Contrairement à l'Istiqlal, qui a derrière lui un syndicat relativement fort, aucun des autres partis de l'opposition ne dispose d'une ramification syndicale aussi importante. D'où ce front constitué par les trois centrales qui pourraient certainement conforter la marge de manœuvre de l'USFP», observe le politologue. Le PAM et l'UC pourraient également en tirer bénéfice à travers une coordination avec les deux autres formations, l'USFP et l'Istiqlal, d'où cette réunion du lundi 27 janvier. «En fait, bien que l'on veuille prouver le contraire, les deux évènements sont liés. Et cette double coordination entre partis et syndicats est certainement annonciatrice d'une nouvelle étape dans la confrontation entre le gouvernement du PJD et l'opposition. Nous sommes sortis de la phase faite de joutes verbales et de surenchère politique à une nouvelle phase, celle de la confrontation directe et dans la rue», explique ce professeur de sciences politiques. Le PJD, toujours aussi sûr de sa popularité Il va de soi que l'approche des élections est également à tenir en compte dans ce rapprochement entre syndicats et entre partis politiques de l'opposition. Le secrétaire général du PJD n'a d'ailleurs pas attendu pour faire comprendre à ses adversaires qu'il a clairement reçu le message. Il l'a fait comprendre à deux reprises, le week-end dernier, lors de la rencontre de l'association des élus du PJD et à la tenue d'une réunion ordinaire du comité central de la jeunesse du parti. La riposte du PJD a été claire et sans appel : «Ces manœuvres ne nous font pas peur. Nous allons vaincre aux élections communales de 2015 et législatives de 2016». L'heure est donc à la mobilisation, d'un côté comme de l'autre. En ce sens, l'opposition part déjà avec un léger avantage. En plus de la dernière série de décisions, le PJD vient d'essuyer deux défaites symboliques aux élections. La première fois c'était à Moulay Yaâcoub, fin septembre dernier, où un siège parlementaire était en jeu. La deuxième plus récemment, face à son ennemi juré, le PAM, dans la commune de Salé-Tabriket, l'un de ses grands fiefs dont il a perdu la présidence. L'opposition semble donc gagner du terrain de jour en jour. «C'est dans ce cadre qu'entre certainement ce projet d'alliance entre l'opposition syndicale et partisane. C'est un projet on ne peut plus légitime. Le PJD qui dénigre ce rapprochement ne s'est-il pas associé, lui, à des alliés considérés jusque-là improbables ? Il n'y a donc pas de mal à ce que l'opposition se coalise pour faire face aux dépassements du parti au pouvoir, bien que d'aucuns trouvent encore honteux de s'allier à un parti en particulier (ndlr : le PAM)», estime Tarik Tlaty. Car la bataille que s'apprête à livrer l'opposition n'est pas contre le PJD, mais, dit-elle, contre «un projet rétrograde de société» dont il est le promoteur. «Il ne faut pas oublier non plus que d'autres mouvements islamistes ont voté pour lui, aux dernières élections, dans le cadre d'un soutien pour la promotion du projet islamiste global», rappelle notre source. Ce n'est donc pas une simple confrontation politique entre le PJD et le PAM ou entre le PJD et l'USFP, c'est une lutte entre deux projets de société. Et si l'opposition n'a pas réussi à ce jour à s'imposer, elle a néanmoins pu bousculer le gouvernement du PJD au sein des institutions, notamment au Parlement. Sauf que ce n'était pas suffisant. Cette alliance syndicale devrait lui servir dorénavant d'appui de base arrière populaire et lui permettre de prendre de plus grandes décisions avec plus de courage. USFP, parti charnière Dans tout cela, l'USFP joue visiblement le rôle de parti-pivot, une charnière entre le front syndical et le bloc partisan. Son bras syndical, la FDT, a, en effet, entamé depuis longtemps un processus de rapprochement irréversible avec la CDT. En même temps, le parti lui-même a réussi l'historique manœuvre d'ouverture sur l'UMT. Cela, d'une part. D'autre part, l'alliance USFP-Istiqlal est aujourd'hui une réalité. Elle a dépassé largement le cadre du top management des deux formations pour s'étendre aux organisations parallèles, les syndicats et même la presse. «Nous espérons pouvoir arriver à un stade plus poussé de coordination aux prochaines élections», affirme ce membre du bureau politique de l'USFP qui n'a pas caché sa satisfaction quant au niveau de rapprochement entre les deux formations. Quant à la dernière coordination avec les autres formations de l'opposition, plus particulièrement avec le PAM, il estime qu'elle ne dépassera certainement pas le cadre institutionnel. «Pour le moment, une alliance poussée avec le PAM n'est pas à l'ordre du jour», affirme-t-il. A l'Istiqlal, on estime par contre que cette coordination à quatre pourrait très bien déboucher sur «la création d'instances conjointes pour donner suite à cette réunion des secrétaires généraux». Une question se pose alors : en l'état actuel, l'opposition peut-elle aller jusqu'à déposer une motion de censure et empêcher Benkirane de finir son mandat? Même dans le cas de retrait du PPS qui prend de plus en plus ses distances avec des décisions jugées impopulaires du gouvernement, ce dernier ne risque pas de partir avant le terme de son mandat. Même l'éventualité d'une motion de censure n'est pas envisageable. Sur le plan technique il faut, en effet, réunir la signature d'au moins 79 députés, soit le cinquième des membres exigé dans l'article 105 de la Constitution. Et même une fois signée, elle doit être votée par au moins 198 élus. Cela alors que l'opposition totalise à peine 174 sièges sur les 395 qui composent la première Chambre. En même temps, l'USFP n'arrive toujours pas à imposer sa volonté à son groupe parlementaire (fort aujourd'hui de 43 députés). Ce qui fait dire à ce politologue que «le gouvernement finira son mandat, mais certainement pas comme le souhaite le PJD».