Fille de juifs de Tinghir, Neta El Kayam n'avait, jusqu'à ce jour, jamais mis les pieds au Maroc. Pourtant, tout en elle, disait, criait celui-ci. Quand, la tête ceinte d'un foulard façon "sbnia" et dans une darija fluide sans l'ombre d'un accent, elle s'est attaqué, le bendir à la main, à des chansons chaabi mythiques, un frisson a parcouru le public. Elle s'appelle Neta et eux, Omri, Benjamin et Elad. Leur participation à la 10e édition du Festival des Andalousies atlantiques qui s'est tenue le week-end passé à Essaouira en a pris plus d'un à la gorge. Elle a fait monter les larmes aux yeux car leurs voix, leur manière de chanter et de se tenir sur scène réveillait une mémoire ancestrale inscrite dans les gènes marocains. La mémoire de ces identités plurielles qui nous fondent et sur lesquelles le voile de l'amnésie est tombé. Devant elle surtout, Néta avec sa «chéda» et ce tempo de voix qui remonte des profondeurs du substrat marocain, l'émotion suscitée fut immense. Fille de juifs de Tinghir, Neta El Kayam n'avait, jusqu'à ce jour, jamais mis les pieds au Maroc. Pourtant, tout en elle, disait, criait celui-ci. Quand, la tête ceinte d'un foulard façon «sbnia» et dans une darija fluide sans l'ombre d'un accent, elle s'est attaqué, le bendir à la main, à des chansons chaâbi mythiques, un frisson a parcouru le public. Le temps s'est effacé. Elle était sa mère, sa grand-mère et, à travers elle, toutes ses aïeules – nos aïeules – se dressaient devant nous. Pourtant, il est important de le répéter, pour cette toute jeune femme au visage d'adolescente, c'était la première fois au Maroc. Comme pour le violoniste Omri Mor ou le pianiste Elad Levy. Quand, pour terminer son tour de chant, la descendante des El Kayam de Tinghir a pris la parole pour s'excuser auprès des Souiris de finir par une chanson à la gloire non de la ville qui l'accueillait mais de Casablanca dans une dédicace particulière à son grand-père qui n'avait jamais pu revenir dans sa terre natale depuis le jour du grand départ, quand elle s'est attaqué à ce dernier morceau avec une émotion évidente, alors les larmes retenues ont coulé. Sur les visages des juifs comme sur celui des musulmans présents côte à côte dans le patio de Dar Souiri. Dédié à la musique andalouse sous toutes ses variations (al-ala, samaâ, maalouf, gharnati, matrouz, latino…), le Festival des Andalousies atlantiques est surtout ce lieu où l'amnésie se combat. Elle se combat par l'art et la culture à travers lesquels les frontières s'effacent et par le biais desquels l'autre s'affirme soi. Le Festival des Andalousies atlantiques est cet événement, sans doute unique non seulement au Maroc mais au monde, où juifs et musulmans retrouvent de nouveau le droit d'être ensemble pour dire, vivre et chanter leur histoire commune. Il est cet espace où les identités cessent d'être meurtrières pour redevenir plurielles et où chacun se reconnaît en l'autre. Cet automne 2013 célébrait le dixième anniversaire de cet événement iconoclaste. Une date importante pour ses fondateurs car la partie, au départ, n'était pas du tout gagnée. Pour la marquer de manière forte, l'Association Essaouira-Mogador a choisi de tourner le regard vers l'avenir en invitant aux côtés des grands maîtres – Mohamed Briouel (Fès) , Mohamed Amine El Akrami (Tétouan) , Abderrahim Souri (Essaouira)- toute une palette de jeunes talents musulmans et juifs. Pour les premiers, on citera Abir El Abed (Tanger), Marouane Hajji (Fès), Zaineb Afailal (Tétouan) et la benjamine Nouhaila El Kalaï. Pour les seconds, il s'est agi de Elad Levi (violon), Neta El Kayam (chant), Hanan Kaddosh (oud), Hagai Bilitzki (contrebasse), Hillel Amsallem (percussion), Natanel Ben Shitrit (darbouka), Omri Mor (pianiste) et Benjamin Bouzaglo (cantor). Si pour les musiciens et chanteurs musulmans, la provenance géographique était précisée, pour les juifs, le grand blanc régna. Leur qualité d'enfants d'Israélites marocains fut, certes, amplement rappelée mais il ne fut pratiquement jamais mentionné d'où ils venaient. Comme ces temps d'avant Oslo où le seul vocable autorisé était «el adou sahyoni», on a évité tant que faire se peut de prononcer un nom redevenu interdit : «Israël». Sauf quand, mettant délibérément et avec force les pieds dans le plat, Fahd Yata, le directeur du quotidien La Tribune, a rappelé que si le projet de loi sur la normalisation avec Israël récemment introduit par un député du PAM et soutenu par plusieurs partis politiques passait, eh bien tous, tant que nous étions, pour avoir été là à écouter et à applaudir Neta, Omri, Elad et Benjamin, serions passibles de prison. Car, pour fils et fille de Marocains qu'ils soient, pour porteurs du patrimoine culturel ancestral de la terre de leurs aïeux qu'ils ont choisi d'être, ces jeunes gens ont aujourd'hui pour pays Israël. Ils sont des Israéliens. Or, avec une telle loi dans notre arsenal juridique, ils ne pourraient plus venir sur cette terre que leurs aïeux ont fécondée pendant deux mille ans ni nous, Marocains du Maroc, les inviter et les recevoir. Du coup, nous ne pourrions plus vivre de ces moments uniques comme celui où, ici à Essaouira, Neta El Kayam, israélienne d'origine marocaine, a chanté «El Qods» en duo avec l'artiste palestinien Maher Khaleel Diba, créant un émoi sans pareil et ravivant l'espoir tué par les politiques que la paix peut être possible dès lors que les âmes ont l'opportunité de communier. Nous ne pourrions plus rencontrer ces militants pacifistes juifs qui, en Israël même, se battent aux côtés des Palestiniens. Neta El Kayam en est une, Neta qui, par ailleurs, aspire à se voir octroyer la nationalité marocaine. Tout cela nous serait interdit et ce serait désastreux autant pour nous, Marocains, que pour la paix en Palestine.