Si "lire c'est aller vers une chose qui va exister", comme l'écrit Italo Calvino dans son roman culte : Si par une nuit d'hiver un voyageur, écrire devrait donc être un acte qui fait exister cette chose. Si «lire c'est aller vers une chose qui va exister», comme l'écrit Italo Calvino dans son roman culte : Si par une nuit d'hiver un voyageur, écrire devrait donc être un acte qui fait exister cette chose. Ce qui nous ramène à cette éternelle question : pour lire ne faut-il pas d'abord écrire ? A moins que ce ne soit le contraire. Les spécialistes datent la naissance de l'écriture de l'ère sumérienne, il y a six mille ans. C'est peu dans l'histoire des civilisations et encore moins dans celle de l'humanité. Pourtant, depuis toute cette période, l'écriture, en tant que technique de transcription et de calligraphie, a mis du temps pour passer d'un support comme la tablette d'argile au papyrus. Mais à partir de l'utilisation de ce dernier on n'a pas inventé un support tellement différent, sinon le papier obtenu à partir de la pâte du même nom. C'est dire si l'écriture est restée liée à un élément de la terre, sans jeu de mots, somme toute élémentaire. La bonne vieille écriture cursive des écoles d'antan, avec ses porte-plumes et ses plumes, ses pleins et ses déliés, son encre et son encrier a, elle aussi, mis un certain temps avant de se voir bousculer par la machine à écrire, puis depuis une trentaine d'années par le clavier de l'ordinateur et, très rapidement, par le tout numérique. Un tout numérique qui fait que le tout-venant se met à écrire comme un forcené à coup de clics, à copier sans même écrire et à lire sans lire. En Occident, une génération née avec le développement prodigieux de cette technologie ne sait plus ce qu'une écriture cursive veut bien dire. Des pédagogues dans nombre de pays dit avancés, dont les Etats–Unis bien entendu, se tâtent en se demandant s'il ne serait pas plus simple de supprimer l'écriture cursive et mettre tous les enfants devant un clavier dès les premières années d'apprentissage. D'autres estiment que l'écriture au clavier est plus démocratique car elle ne pénalise pas les élèves, parfois brillants, qui écrivent avec leurs pieds. Mais ce ne sont là que de faux arguments et prétextes pour ne pas avouer qu'il est bien plus facile de corriger une copie tapée à l'ordinateur qu'un manuscrit chiffonné rédigé comme une ordonnance de médecin. Toujours est-il que l'âge d'or de l'écriture à la main a pris fin dans certains pays où SMS, Twitt et autres posts ont remplacé (le doigt dans le Net ?) cette pratique antédiluvienne. Et, bientôt, cette pratique sera l'apanage d'une seule élite faite d'artistes nostalgiques de l'encrier ou de calligraphes passionnés par la beauté du trait et du geste. Pourtant, des scientifiques et hommes de sciences américains insistent sur la relation entre la mémorisation et l'écriture manuelle. C'est le cas du neurologue Karin Harman, de l'Université de l'Indiana, qui a observé, dans une étude faite à partir des techniques de l'imagerie par résonance magnétique (IRM), que les élèves ont plus de facilité à retenir les mots rédigés à la main que ceux écrits à l'aide d'un clavier d'ordinateur. Doit-on vous faire le coup classique du chroniqueur local qui se demanderait, dans un réflexe journalistique de proximité : wa mahoua al hallou ya toura fi biladina ? Ou, plus brièvement : mais qu'en est–il chez nous ? Nul doute que notre rapport à l'écriture à la main est autrement plus complexe. Et l'on ne parle pas ici de ceux, de moins en moins nombreux, qui ont tâté la plume d'osier pour calligraphier des sourates dans une aube enrobée de brumes d'un sommeil interrompu dans une école coranique du quartier. Ceux-là ont beau passer au clavier, en arabe comme en français car c'est une génération bilingue, ils auront toujours en eux quelque chose du geste et de la geste d'une écriture qui appartiendra bientôt à une époque révolue. Quant aux autres, ceux qui écrivent au stylo à bille à l'école, au clavier à la maison ou dans un cybercafé ; ceux qui triturent leurs smartphones ou font glisser leurs doigts sur des écrans digitales, ceux-là auront oublié jusqu'au nombre et l'ordre des lettres de l'alphabet des langues qu'ils utilisent pour communiquer. Et de quelle langue use un jeune autochtone lorsqu'il envoie des messages ? Dans une de ses maximes dont il est un grand pourvoyeur, Buffon disait : «Ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu'ils parlent bien, écrivent très mal». Mais que peuvent ces «buffonneries» devant l'inexorable progression de l'inculture transmise par des moyens technologiques peu maîtrisés et mal répartis ? Car si l'on ajoute l'inculture endémique à la fracture numérique, on ne peut que s'inquiéter pour l'avenir d'un système éducatif en panne sèche. Pour conclure, méditons cette amusante mais alarmiste réflexion de l'écrivain italien Umberto Ecco tirée de son livre d'entretiens avec Jean-Claude Carrière, N'espérez pas vous débarrasser des livres (Le Livre de poche) : «Chaque nouvelle technologie implique l'acquisition d'un nouveau système de réflexe, lequel exige de nouveaux efforts, et cela dans un délai de plus en plus court. Il a fallu près d'un siècle aux poules pour apprendre à ne pas traverser la route. L'espèce a fini par s'adapter aux nouvelles conditions de circulation. Mais nous ne disposons pas de ce temps».