Depuis 2004, les cas de redressement ou de liquidation judiciaire ont rarement dépassé les 700 dossiers par an. Sur l'ensemble des dossiers acceptés par les tribunaux, 60% font l'objet d'un plan de continuation au lieu d'une liquidation ou une cession. C'est un fait sans précédent dans l'enceinte d'un tribunal marocain. Les employés et les créanciers d'une entreprise en liquidation judiciaire squattent la salle d'audience en brandissant des banderoles et scandant des slogans invitant le juge et le syndic à leur rendre justice. L'entreprise dont il est question avait «profité» des procédures légales de traitement des difficultés d'entreprises il y a belle lurette, et traîne jusqu'à aujourd'hui son lot de désagréments et de mauvaises surprises. Sans prendre, pour autant, les mêmes allures, des cas similaires existent bel et bien. «En acceptant de placer l'entreprise en redressement, le juge et le syndic se rendent souvent compte qu'ils vont devoir composer, au-delà du volet juridique, avec des considérations socio-économiques très sensibles et des revendications pour le moins opposées», constate l'avocat d'affaires Abdelali El Quessar. En effet, selon les professionnels, le dispositif du redressement judiciaire entré en vigueur en 1997 a été le plus souvent exploité par des administrateurs indélicats pour se débarrasser d'affaires déficitaires et échapper à leurs créanciers en vouant à la précarité leurs employés. Ayant fait l'expérience de nombreux cas du genre, et s'inspirant des avancées de la jurisprudence, les juges ont fini par verrouiller cette voie en la conditionnant à des pré-requis draconiens pour être exclusivement au chevet des entreprises qui font face réellement à des difficultés et qui, par conséquent, méritent de bénéficier de la procédure de redressement. Au grand dam des magouilleurs. «Sur 8 requêtes formulées par mes clients, une seule a été acceptée», souligne un avocat d'affaires de la place. Plus parlants encore sont les chiffres officiels ; depuis 2004, le nombre des entreprises mises en redressement ou en liquidation judiciaire n'a jamais dépassé 1 000 par an, contre une moyenne de 1 500 auparavant. Mieux, à l'exception des années 2005 et 2008, les huit tribunaux de commerce du Royaume ont rarement accepté l'ouverture de plus de 700 procédures de redressement ou de liquidation par an. Sur le même trend baissier, en 2009 l'on en a enregistré 660 seulement. Bien qu'étant convaincus que la conjoncture est défavorable et qu'elle peut servir de catalyseur à des chutes prévisibles d'entreprises fragilisées, les juges continuent d'opposer une résistance intransigeante tout en responsabilisant de plus en plus les chefs d'entreprise à travers les jugements rendus. «A titre d'exemple, entre 2004 et 2006, les demandes d'ouverture de la procédure de redressement judiciaire ont baissé de 50% au niveau national après les jugements rendus dans le cadre de deux affaires de commerçants connus à Casablanca, dont un a été frappé par la déchéance commerciale», se rappelle Houcine Khalifa, président du tribunal de commerce d'Agadir. Le redressement peut être enclenché sur assignation d'un créancier Ayant bien compris la tendance, les entreprises font de moins en moins appel à la procédure. En 2010, selon le ministère de la justice, elles étaient 1 305 à demander de bénéficier de ce dispositif, contre seulement 910 en 2011, soit une baisse de 30% des demandes. Pour les spécialistes des procédures collectives (terme désignant le traitement des difficultés d'entreprises), ce constat est le résultat de plusieurs mesures. Déjà l'entreprise qui se met sous la protection de la justice doit dorénavant diligenter systématiquement une expertise à la fois technique et financière, en bonne et due forme, pour cerner la nature et l'ampleur des difficultés auxquelles elle fait face. Aussi, l'ordre de grandeur des créances échues exigibles pouvant engager un redressement judiciaire a-t-il significativement évolué par rapport au passé. De surcroît, les responsables d'entreprises sont de plus en plus conscients du risque qu'ils courent, du moment que leur entière responsabilité est engagée notamment en cas de faute avérée dans la gestion, comme le stipulent les articles du titre V Livre V du code de commerce (voir encadré). Sans perdre de vue que «les juges marocains, à la différence des français, procèdent par approche "capitaux'' pour apprécier si l'entreprise mérite ou non la voie du redressement, et ne donnent pas beaucoup d'intérêt à l'approche "trésorerie''», nuance M. Khalifa. En terme procédural, le redressement judiciaire n'est pas uniquement laissé à l'initiative des débiteurs, il peut l'être sur l'assignation d'un créancier, en faisant fi de la nature de sa créance. Ou sur requête du ministère public, notamment en cas de non-exécution des engagements financiers conclus dans le cadre d'un accord amiable prévu au titre de la prévention des difficultés. Une fois la procédure collective engagée, le juge du tribunal de commerce compétent nomme un syndic qui dispose légalement d'un délai de 4 mois renouvelables une fois pour statuer sur le devenir de l'entreprise. A l'issue de sa mission, trois scénarios se présentent : le syndic peut proposer soit un plan de redressement garantissant la continuation de l'activité, soit la cession à des tiers, comme il peut ordonner la liquidation judiciaire. En règle générale, et comme le laisse entendre la pratique, 30% des entreprises voient leur sort définitivement scellé après les 4 mois d'expertise, tandis que plus de 60% bénéficient d'un plan de continuation. «Les cas de cession sont très rares, parce qu'il est très délicat de céder une entreprise en difficulté avec un passif souvent lourd qui dissuade les repreneurs éventuels», fait remarquer M. El Quessar. Les entreprises ayant bénéficié d'un plan de continuation sont placées sous contrôle d'un administrateur nommé par le tribunal. Ce dernier veillera à «mettre à niveau» les différentes facettes de l'entreprise en difficulté. Le législateur lui fait disposer d'un délai qui peut aller jusqu'à 10 ans pour mener à bien sa mission. En moyenne, la durée de ces plans ne dépasse pas 7 ans. Au-delà desquelles, et à défaut d'une alternative meilleure, plus de la moitié des entreprises sont liquidées. Vers une réforme d'un dispositif légal vieux de 15 ans Selon les professionnels, le contexte et les pratiques ont dû évoluer durant les 15 ans où la loi était en vigueur sans que l'adaptation des textes ne suive. Certes, depuis déjà 3 ans ou plus, les juges acceptaient péniblement les recours formulés par l'entreprise elle-même en faisant jouer leur pouvoir discrétionnaire, une manière de combler les éventuelles lacunes du dispositif légal. Il n'en demeure pas moins que la réforme s'impose pour verrouiller formellement le cadre, protéger au mieux les créanciers et les salariés, tout en essayant de maintenir l'activité de l'entreprise lorsque sa situation s'y prête. Il y va exactement de l'esprit du projet de loi, déjà en circuit d'adoption depuis juin 2011, et qui est de nature à amender le livre V du code de commerce. En effet, ses propositions phare sont relatives notamment aux formalités de dépôt de la demande qui deviennent plus étoffées. Il y est aussi question d'inscrire la déchéance commerciale sur le casier judiciaire et sur le registre de commerce de tout gérant défaillant, pour impliquer davantage sa responsabilité et dissuader les malintentionnés (voir encadré). Sans omettre les propositions qui traitent des moyens d'améliorer la gestion et le contrôle durant la phase de redressement, et celles visant à instaurer plus de transparence vis-à-vis des créanciers qui contestent souvent la répartition des produits des ventes en invoquant la connivence du syndic avec le chef de l'entreprise ou d'autres créanciers. D'autre part, la formation des juges revêt un caractère décisif parce qu'il s'agit d'un périmètre à connaissances très spécialisées, à défaut de les maîtriser, le système ne peut en aucun cas se prévaloir de traiter, dûment, les difficultés des entreprises.