Un magistrat a préféré s'en tenir strictement à l'esprit d'un texte ancien et obsolète. l'autre, en revanche, a fait l'effort de recourir au bon sens et a pris le risque de dépasser le texte pour rendre une décision plus logique et plus conforme à la réalité. au passage, il a créé une jurisprudence qui servira grandement à ses confrères. mais encore faut-il que les magistrats fassent preuve de courage, de bon sens et d'inventivité. Parfois le hasard fait bien mal les choses. Ahmed S. et Bachir T. ne se connaissent pas, et ne se connaîtront vraisemblablement jamais. Pourtant ils ont un point commun pour le malheur de l'un et le bonheur de l'autre : ils ont eu affaire au même juge pour un problème similaire. Ils sont tous deux propriétaires de locaux loués à des tiers pour usage commercial. Dans les deux cas, les locataires indélicats ne paient plus le loyer depuis belle lurette, et ont même disparu de la circulation. Et dans les deux cas, plusieurs magistrats, imperturbables, ont rejeté toutes les demandes d'expulsion, au motif que la procédure à suivre est celle prévue par l'archaïque dahir du 24 mai 1955, inadapté à ce genre de situations depuis des lustres. Ils n'en peuvent plus, ils sont à bout de nerfs, et ne pensent qu'à une chose : récupérer leurs locaux, inexploités, abandonnés…mais fermés à double tour par les locataires. Puis, en ce début juin 2012, leur avocat (autre point commun, ils ont le même avocat) leur propose de tenter une approche inédite, hasardeuse, et hypothétique…mais, argue-t-il : «Qui ne risque rien n'a rien» ! Puisque l'expulsion est refusée, demandons alors la restitution aux propriétaires des locaux non utilisés. On ne parle plus de bail commercial, mais de récupération de biens en déshérence… ce qui change tout. Une action en référé est aussitôt engagée pour les deux cas. Les dossiers atterrissent entre les mains du juge X magistrat aguerri, maîtrisant parfaitement ce genre de contentieux. Tout se passe bien, les dossiers sont rapidement enrôlés et envoyés à une audience de début juillet. Lors de cette audience, le juge constate que les convocations adressées au locataire d'Ahmed ne portent aucune mention, et demande alors au juriste de re-citer le locataire, et de veiller à ce que la convocation revienne avec la mention «Local fermé depuis…ans». Par contre, les convocations du dossier de Bachir comportent bien cette mention. Donc, le magistrat ordonne de suite l'affichage d'une annonce légale en vue d'éviction sur la porte du magasin de Bachir et renvoie le dossier d'Ahmed à une date ultérieure. Lors de celle-ci, surprise : le juge X, parti en vacances, se voit remplacé par le juge Y peu au fait de toutes ces embrouilles de locaux commerciaux, faites d'arnaques et de coups tordus en tous genres. Il constate donc que les convocations du dossier d'Ahmed portent bien la mention «Local abandonné depuis 4 ans, selon les voisins», semble satisfait et décide de placer le dossier en délibéré, en vue du jugement. Entre-temps, les trente jours stipulés par l'annonce d'éviction arrivent à terme, le locataire ne s'est pas manifesté, et le dossier est également mis en délibéré. Tout semble correct et les intéressés et leur conseil sont confiants : la procédure est identique, les délais sont respectés, et toutes les astuces procédurales et complexes soigneusement vérifiées. Le 16 août, le juge Y estime irrecevable la demande d'Ahmed (pour des motifs encore inconnus à ce jour), expliquant laborieusement à l'avocat qui s'étonnait de pareille décision : «C'est que, voyez-vous maître, les adresses étaient un peu confuses…et vous n'êtes pas sans ignorer que dans ce genre de contentieux, ce n'est pas la procédure en référé qu'il faut suivre, mais une procédure de fond, basée sur les dispositions du dahir de 1955. C'est la loi». Certes, s'il le dit. Le 22 août, rentrant de vacances et reprenant sa place, le juge donne suite à la demande de Bachir et ordonne la restitution immédiate et sans conditions du local commercial à l'heureux (et veinard) propriétaire. Il serait intéressant de connaître la pensée du juge Y, concernant le jugement rendu par son confrère, collègue, voisin de bureau et camarade de promotion. Il serait tout aussi intéressant de s'interroger, dans de pareils cas, lequel des deux magistrats a rendu la justice, la vraie ? Celui (Y), le timoré qui n'applique que les textes, mais certainement pas à bon escient ? Ou celui, (X), qui ose prendre des risques (calculés, certes), établir une jurisprudence évolutive…et, finalement, prendre une décision judiciaire empreinte de bon sens ?