Leurs majorités volent en éclats et les blocages sont récurrents. Casablanca est sans budget depuis le 1er janvier, Tanger depuis deux ans. Elles ne peuvent investir. En cause, des majorités déchirées par les conflits entre partis et les intérêts personnels. A l'heure où le nouveau gouvernement planche sur la déclaration qu'il doit présenter incessamment, pour vote, au Parlement, le ministère de l'intérieur, lui, doit déjà réfléchir à des solutions pour débloquer des villes en crise. Casablanca et Tanger sont presque paralysées, Salé, Marrakech et, dans une moindre mesure, Rabat connaissent également des dysfonctionnements. Casablanca, la métropole, est, en effet, sans budget depuis début janvier. Son conseil n'a toujours pas pu se réunir pour établir le budget de l'année 2012. Chose qu'il tentait de faire depuis début octobre. Pire, le conseil n'est plus arrivé à tenir une seule session jusqu'à épuisement de l'ordre du jour, depuis celle, extraordinaire, de décembre 2010. Aux dernières nouvelles, la présidence tente toujours de tenir la session d'octobre (2011). Une convocation a été adressée pour ce fait aux membres du conseil. La réunion est programmée pour jeudi 12 janvier et l'ordre du jour comprend, entre autres, des textes relatifs aux projets comme le tramway, le grand théâtre, les voiries, l'adoption des dotations financières à accorder aux 16 arrondissements que compte la ville et… le projet de budget de la ville pour l'année 2012. Si les élus maintiennent leur attitude et que le quorum nécessaire à la tenue de cette réunion n'est pas atteint, la ville sera dans une situation d'impasse. Que faire alors ? Kamal Dissaoui, élu USFP (opposition), est catégorique : «Nous estimons que le ministère de l'intérieur, le wali en l'occurrence, en constatant que depuis un an et trois mois la ville est toujours en situation de blocage, doit user des pouvoirs que lui confère la charte communale». L'opposition, principalement. Dissoudre le Conseil de Casablanca, une solution ? L'Istiqlal et l'USFP, espère voir appliquer l'article 25 de la charte communale (voir encadré en page ci-contre). C'est-à-dire, suspendre le conseil ou le dissoudre carrément. Car, «chercher à tout prix à reconstituer une majorité n'est pas une solution», prévient Kamal Dissaoui. Dans la majorité, l'on estime qu'il n'est pas nécessaire d'en arriver à une solution aussi drastique. Tout d'abord, explique Abdelmalek El K'heili, élu PJD (majorité), «on doit se convaincre que nous ne faisons pas de la politique. Notre mission est de gérer les affaires quotidiennes des citoyens. L'action communale ne doit pas être otage de calculs partisans». Partant de cela, le PJD propose que le bureau du conseil soit élargi à tous les partis représentés. Cette mesure a déjà permis, il y a quelques mois, à la ville de Rabat de sortir d'une situation de blocage. «Il faut élargir la gestion de la ville durant les quelques mois qui nous séparent des futures élections communales à tous les acteurs politiques. Chaque parti devrait se voir ainsi accorder une délégation des pouvoirs, y compris financiers et de gestion», explique le conseiller PJD. D'autres pistes intermédiaires peuvent certainement être explorées. Que se passera-t-il si aucune solution n'est acceptée ? «Si ce blocage technique persiste, et s'il risque de paralyser la gestion de la ville, les autorités doivent intervenir. Il y a des mécanismes pour cela comme la suspension voire la dissolution du Conseil de la ville», explique Hassan Chahdi Ouazzani, professeur de droit à l'université Hassan II de Casablanca et spécialiste des questions de la décentralisation et des collectivités locales. Or, estime-t-il, «le ministère de l'intérieur a préféré laisser faire pour montrer qu'il existe une véritable démocratie locale au Maroc». Les affaires des citoyens, estime-t-il, ne doivent toutefois pas pâtir de ce «wait and see» des autorités. Tanger fonctionne en 2012 avec son budget de 2009 Il faut dire que l'autorité de tutelle ne reste pas complètement indifférente à la situation. Tanger en est l'exemple. La ville n'a plus de budget depuis 2010. Celui de 2011 n'a pas été voté et le conseil peine toujours à tenir la session d'octobre pour adopter celui de 2012. La dernière tentative s'est soldée, lundi 9 janvier, par un échec. Malgré ce blocage, la ville arrive à s'en sortir. «Nous fonctionnons avec les crédits de 2009. C'est le ministère de l'intérieur qui a pris les choses en main. Le budget de fonctionnement des différents services qui relèvent de la commue continue d'être débloqué. Les projets qui étaient déjà lancés avant cette date sont toujours budgétisés. Par contre, comme le compte administratif de 2010 n'a pas été adopté, l'excédent budgétaire n'a pas été affecté. Du coup, il n'y a pas de dotations pour lancer les projets programmés», explique un cadre du Conseil de la ville. Dans la pratique, explique Omar Hejira, président du Conseil de la ville d'Oujda, «si le budget n'est pas voté, l'autorité de tutelle commence par débloquer le 1/12e du budget et si la situation n'est toujours pas réglée elle reconduit le budget de l'année précédente». Mais pourquoi donc ces villes sont bloquées de la sorte et depuis si longtemps ? Une question de conflits entre partis politiques, ou, plus précisément, entre leurs élus composant le Conseil communal. Car, dans les villes, on est loin du schéma classique de la majorité qui forme le gouvernement. Les alliances se font et se défont au gré des intérêts et des inimitiés. A quelques détails près, le même schéma se reproduit dans presque toutes les villes. D'abord, une majorité éclatée qu'il s'avère impossible de contrôler. Ensuite, des conflits entre certains partis qui jettent leur ombre sur les villes. Et finalement des intérêts personnels qui poussent les élus à se rebeller après un simple retrait de délégation de signature. Concrètement, à Casablanca, aussi bien la majorité formée par l'UC, le RNI, le PAM et le PJD que l'opposition constituée principalement de l'Istiqlal et de l'USFP reprochent au président de concentrer tous les pouvoirs. Du coup, le maire n'arrive plus à contrôler sa coalition et les élus, quand ils ne bloquent pas les réunions, les boycottent. Dans la ville du détroit, la signature en septembre 2010 d'une charte d'honneur entre les trois principales formations de la majorité, le PAM, le RNI et l'UC, n'a pu mettre fin à une situation qui a coûté déjà son poste au maire démissionnaire, Samir Abdelmoula. Les élus du PJD rejoints par d'autres mécontents, du RNI notamment, ont décidé de mener la vie dure au président du Conseil de la ville, Fouad El Omari (PAM). Ce dernier ne contrôle plus sa majorité. A Marrakech, la décision de la présidente du Conseil de la ville, Fatima-Zahra Mansouri (PAM), de retirer les délégations de signature à certains membres, des élus PJD notamment, est en train de ralentir le fonctionnement du conseil. En filigrane, l'on remarquera aussi que le bras de fer engagé, depuis les communales de juin 2009, entre le PJD et le PAM, dans certaines villes n'est pas étrange à la situation dans laquelle elles se trouvent aujourd'hui. Chose encore plus paradoxale, les deux formations siègent dans la majorité, à Casablanca, Rabat et Marrakech. Mais avec quel enjeu ?, s'indigne le maire d'Oujda, Omar Hejira . «On sait tous que le budget d'une commune est composé à 90% (à 95%) de frais de fonctionnement», dit-il. En d'autres termes, la quasi-totalité du budget sert à payer les fonctionnaires, le carburant, l'eau, l'électricité, les services d'assainissement et de collecte des déchets solides et autres frais fixes. «Je ne vois donc pas, note-t-il, de position politique particulière dans l'action de bloquer le budget. Cela relève de la surenchère politique. Rien de plus. Même sans budget, le ministère de tutelle intervient, par les prérogatives que lui confère la loi, pour assurer le fonctionnement de la commune. Il ne sert non plus à rien de bloquer les petits projets que la commune arrive, tant bien que mal, à lancer grâce aux 5 ou 10% restant de ce budget. Tout ça n'est pas du tout innocent». Président de commune : les trois cercles à gérer De fait, tels qu'ils sont appliqués, les mécanismes de la démocratie locale rendent la tâche difficile au président de la commune, témoigne Omar Hejira. Il doit agir sur trois cercles . «Le président doit d'abord gérer les membres de son propre parti, ensuite ceux de sa coalition et enfin ceux de l'opposition. C'est une lourde tâche», explique-t-il. Plus grave encore, le rôle de l'opposition «est réduit à dénigrer les actions du président». Et celle-ci devient encore plus virulente à l'approche de chaque élection. Or, et c'est une autre faille de notre démocratie locale, «il y a toujours des élections à préparer au cours d'un même mandat communal. Ainsi, à peine élus en 2009, les conseillers locaux se sont empressés de préparer celles de la deuxième Chambre. Tout de suite après, ils se sont déjà mis dans la perspective des législatives de 2012. Du coup, on a perdu la moitié du mandat», affirme M. Hejira. Cette année étant bien particulière, la réforme constitutionnelle, les élections législatives anticipées, les futures élections communales, qui devraient avoir lieu dans quelques mois. «Tout cela, affirme le professeur Chahdi Ouazzani, a accentué davantage les dysfonctionnements dans ces villes». Dans l'absolu, soutient Omar Hejira, «il faut veiller à tenir, à l'avenir, les élections communales en même temps que les élection législatives, du moins quelques mois après». Ensuite, préconise le député-maire d'Oujda, il faut recadrer le rôle de l'opposition. «Elle n'a pas le droit de bloquer les villes. Il faut prévoir des voies de recours pour que l'opposition puisse faire convenablement son travail sans bloquer le fonctionnement des communes», propose-t-il. Cela suffira-t-il pour autant à prévenir de tels cafouillages à l'avenir ? A priori, non. Il faut surtout revoir le mode électoral car, dans l'état actuel, il donne lieu à des majorités fragilisées. Et c'est une urgence. De toutes les manières, s'accordent à dire ces intervenants au niveau de la gestion locale, le gouvernement devrait se donner comme priorité de revoir les mécanismes de la démocratie locale. Les textes de loi sur la régionalisation devraient lui donner l'occasion de rectifier le tir. Mais, attention ! ce n'est pas seulement une question de textes, mais également un problème de gouvernance locale, explique Abdellah Harsi, professeur de droit, dans le sens où les élus ne sont pas formés ni à la gestion locale ni à la gestion tout court. Selon lui, ni la charte communale ni les textes qui en découlent n'ont jamais été exploités à fond. Mohamed El Ansari, juriste et membre de la commission de l'Intérieur à la deuxième Chambre, abonde dans le même sens en estimant que «pour la gestion de la chose locale, il faut un minimum de formation, de compétence et de sérieux», mais continue à insister sur la nécessité d'une refonte des textes juridiques qui régissent les collectivités locales. Car, conclut-il, «les problèmes que connaissent actuellement certaines villes sont dus aussi bien à l'interprétation des textes qu'au comportement des élus et aux autorités de tutelle et, plus globalement, au mode de gouvernance locale».