Quatre syndicats tentent de se constituer en front commun pour faire face au gouvernement. Après les débrayages à la Justice, et dans les Agences urbaines, bientôt ceux des collectivités locales. Des protestations programmées contre la réforme des retraites, la hausse des prix et l'austérité programmée dans le Budget. Les rivalités entre centrales n'ont pas disparu pour autant. Les justiciables l'auront noté : depuis plus d'un mois, les tribunaux du Royaume vivent au rythme de grèves répétées. Derrière cette perturbation, la Fédération démocratique du travail (FDT), syndicat majoritaire dans le secteur. Et la situation, avec le lot de désagréments qu'elle suppose, n'est pas près de s'arranger. En effet, depuis le 12 octobre, deux autres syndicats, la Confédération démocratique du travail (CDT) et l'Union nationale du travail au Maroc (UNTM), le bras syndical du PJD, ont rejoint ce mouvement de grève. À partir de ce 19 octobre, et sans accord préalable, les trois centrales observent un débrayage de trois jours. La promotion interne, l'amélioration de la situation du personnel et un nouveau statut professionnel pour les greffiers font partie des principales revendications des grévistes. Le code de la route, un déclencheur, la réforme des retraites, un prétexte Et ce n'est pas fini ! Après la Justice, ce sera bientôt au tour des collectivités locales, plus particulièrement les communes et les arrondissements, secteur également sensible, de connaître des perturbations dans leur fonctionnement à cause d'un débrayage annoncé, le 9 octobre, cette fois par l'Union marocaine du travail (UMT), pour les 27 et 28 octobre. Au même moment, les simples citoyens et les entrepreneurs qui ont recours aux services des Agences urbaines font face au même scénario. Et c'est, encore une fois, la FDT qui est l'instigatrice d'une série de cessation de travail, tous les mercredis et jeudis de ce mois d'octobre, dans ce secteur qui relève du département de l'istiqlalien Toufiq Hejira. Enfin, comme si cela ne suffisait pas, les syndicats font à la fois dans la surenchère et dans l'action commune. Les grèves du mois d'octobre ne sont en fait qu'un avant-goût de ce que préparent les centrales syndicales pour le reste de l'année en cours. Les quatre centrales parmi les plus représentatives que sont l'UMT, la FDT, l'Union générale du travail du Maroc (UGTM) et l'UNTM promettent déjà de faire chauffer le pays. Et ce ne sont pas les raisons d'une telle escalade qui manquent. En reportant tacitement les négociations du dialogue social, le gouvernement leur en donne déjà une. De même, Salaheddine Mezouar, ministre des finances, aura beau assurer, mardi 12 octobre, que «le projet de Loi de finances 2011 a été préparé loin de la logique d'austérité», pour les syndicats, la messe est déjà dite. «Le plan d'austérité que le gouvernement entend appliquer, la question de la réforme des caisses de retraite, l'augmentation irraisonnable des prix des matières de première nécessité… sont autant de dossiers qui nous interpellent et sur lesquels nous ne pouvons garder le silence», martèle Abdelhamid Fatihi, SG adjoint et président du groupe parlementaire à la 2e Chambre de la FDT. Le nouveau code de la route, mis en application depuis le 1er octobre, n'en finit pas non plus d'échauffer les esprits. La FDT, encore une fois elle, l'a affirmé clairement lors de la dernière réunion, le 10 octobre, de son bureau central : la centrale a décidé d'entreprendre une action de grande envergure «dont la nature et le timing seront décidés en concertation avec nos partenaires», précise, en substance, un communiqué diffusé à l'issue de cette réunion. Le syndicat de l'USFP vient en effet de sceller une entente avec l'UGTM, organe syndical de l'Istiqlal. Fini les bisbilles entre les deux centrales, c'est le propre patron de l'UGTM, Hamid Chabat, qui s'est déplacé, le 5 octobre de Fès à Casablanca pour parapher cet accord avec son rival d'hier, la FDT. Les termes de cette entente n'ont pas encore été fixés. «Nous avons mis en place une commission conjointe qui va plancher sur les détails de cet accord. Notre objectif est de mettre en place un front syndical élargi», affirme Abdelhamid Fatihi. L'idée commence déjà à séduire. La FDT a réussi à y rallier l'UMT et l'UNTM avec lesquels elle est liée par des accords similaires. L'UNTM, le pendant syndical du PJD (et accessoirement de sa matrice idéologique le Mouvement unicité et réforme, MUR) avait, par ailleurs, signé, fin juin 2010, un accord de coordination avec l'UGTM. Initiative qualifiée alors, par les observateurs, de «rapprochement par procuration» entre le PJD et l'Istiqlal, surtout que les deux syndicats parlent de l'existence d'un «référentiel commun». Bref, des accords croisés qui, théoriquement, sont annonciateurs d'un front syndical uni. Un vœu pieux que caressent les centrales depuis des années. Seule la CDT préfère encore faire cavalier seul. «Et ce n'est pas faute d'avoir essayé de l'associer à notre projet de front commun. Nous lui avons déjà envoyé deux lettres officielles, mais sans résultat», regrette Abdelhamid Fatihi, lui-même ancien cadre de la CDT. USAM : un nouveau venu qui cherche à se faire entendre Les centrales syndicales déjà installées devront également compter, dorénavant, avec un nouveau venu. L'Union des syndicats autonomes du Maroc (USAM) ne pouvait trouver meilleur moment pour une entrée remarquée sur la scène. Créé le 30 mai à l'initiative de certains transfuges de l'UGTM et de l'UNTM, le nouveau venu revendique déjà une place parmi les grands et il a apparemment la représentativité nécessaire pour cela (voir «En direct» page 6). Mais, pour le moment, la nouvelle centrale reste dans l'expectative. Un chiffre de plus dans le tableau déjà surchargé des syndicats ? «La pluralité est certes l'une des conditions de la démocratie. Mais quand il s'agit d'une pluralité factice, souvent dictée par des considérations étriquées et des intérêts individuels, elle est contre-productive», prévient Said Khoumri, politologue. Les promoteurs de la nouvelle centrale ne l'entendent pas de cette oreille. Ils ne comptent pas agir seuls. «Nous n'avons certes pas encore défini la carte de nos alliances, mais nous n'allons pas tarder à jeter des ponts vers d'autres centrales», confie en substance, Mohamed Marfoq, membre fondateur et qui fait partie du bureau exécutif de l'USAM. Par ailleurs, faisant référence à cette «coalition» entre FDT, UMT, UGTM et UNTM, Said Khoumri commente : «L'on ne peut que saluer toute tentative de rassemblement». Et d'ajouter : «Il n'est pas question d'une intégration ou unification des syndicats, mais seulement d'avoir une vision commune et d'entreprendre des actions concertées face aux grands problèmes sociaux». Le tout, prévient-il, est de savoir «si ces ententes répondent à une vision stratégique basée sur des critères clairs et bien définis, avec une portée sur le moyen et le long terme, ou si elles ne sont dictées que par des calculs tactiques». Les jours à venir le montreront. L'expérience, quoique encore fragile, semble réussir, pour le moment, dans le seul secteur de la fonction publique. «Toute action dans le domaine doit être concertée, au préalable, avec nos partenaires (NDLR : la FDT, l'UNTM et l'UGTM)», affirme Said Safsafi, membre du bureau national de l'Union syndicale des fonctionnaires (USF-UMT). Il ne faut cependant pas croire que cette entente entre syndicats est parfaite dans tous les domaines. Elle est certes menaçante, mais reste cantonnée au secteur public et motivée par des considérations conjoncturelles. Ainsi, par exemple, en avril dernier, alors que le gouvernement tentait de trouver un arrangement pour la répartition des sièges du Conseil économique et social, la FDT menaçait de recourir au Conseil constitutionnel si le Premier ministre intégrait l'UNTM (considérée non représentative selon le code du travail) dans le partage des 24 postes qui reviennent aux syndicats. Un mois auparavant, l'UGTM n'hésitait pas à puiser dans son vocabulaire le plus virulent pour fustiger les trois syndicats : FDT, UMT et UNTM. La cause : ces derniers avaient décidé d'observer une grève nationale dans le secteur public, le 3 mars dernier. Le syndicat, organe de l'Istiqlal, est même allé jusqu'à déclarer cette date «Journée nationale du travail» et faire campagne contre la grève partout dans le pays. Aujourd'hui encore, un texte de loi relatif à l'Office national de l'électricité est bloqué au Parlement en raison d'une mésentente entre la FDT et l'UMT. L'UMT fait blocage contre l'accès des militants de la FDT à l'organisation des œuvres sociales du personnel de l'ONE, qu'elle a toujours considéré comme son fief. En guise de riposte, la FDT, qui dispose d'un groupe parlementaire à la deuxième Chambre, pèse de tout son poids pour pousser le ministère de tutelle à diligenter une commission d'enquête pour mieux y voir dans les finances de cette organisation. Ambiance… L'ombre des partis pèse toujours sur les syndicats D'une manière générale, l'entente est loin d'être la caractéristique dominante dans les relations inter-syndicales. Des considérations politiques viennent compliquer la donne. Sur ce registre, la centrale de Chabat, l'UGTM, tente, elle, de ménager le chou et la chèvre. «L'UGTM veut se démarquer de l'action gouvernementale et des décisions du parti. Mais il ne faut pas se leurrer, le syndicat reste un organe de l'Istiqlal, il ne peut donc pas se soustraire à ses directives», explique Said Khoumri. L'UGTM n'est pas le seul syndicat à pâtir de ces liaisons, pour le moins incongrues, entre le politique et le syndical. C'est d'ailleurs l'une des tares de l'action syndicale. «La décision des syndicats est, dans la majorité des cas, tributaire de l'agenda politique des partis auxquels ils sont liés, soit organiquement ou par affinité», affirme M. Khoumri. Personne ne semble y échapper. Même l'USAM, qui est l'agrégation d'une vingtaine de petites centrales syndicales et syndicats sectoriels, vient d'entamer une série d'approches en direction des partis, le RNI et le PAM notamment, pour s'assurer un appui politique. «Pour l'heure, il ne s'agit que de contacts informels. Mais il est clair que nous avons besoin de soutien de partis sur certains dossiers. De même, sans un canal partisan pour porter nos doléances devant le Parlement, par le biais de questions écrites et orales, notre action risque d'être handicapée», confie Mohamed Marfoq, ex-dirigeant de l'UNTM et membre fondateur de l'USAM. Les deux parties semblent gagnantes dans ce deal partis-syndicats. D'où sans doute ce clin d'œil pour le moins d'intéressé adressé par le PAM aux successeurs de Mahjoub Benseddik, ancien secrétaire général de l'UMT décédé le 17 septembre dernier. Le bureau national du PAM, réuni le 22 septembre, a tenu à «réitérer son soutien à l'action de l'UMT pour le triomphe des causes justes se rapportant à la classe ouvrière et l'édification d'un Maroc moderne, sous l'ère de la démocratie et de la justice sociale», soutient le parti dans un communiqué diffusé le 23 septembre. Ce qui, expliquent des observateurs, est une invitation claire à une plus franche collaboration entre les deux entités. La transition sans heurts à la tête de la centrale facilite largement les choses. Ainsi, fait plutôt rare, jeudi 7 octobre, les membres du conseil national de l'UMT «ont porté, à l'unanimité des 180 membres présents, Miloudi Moukharik au poste de coordinateur général du syndicat». Un poste créé ad hoc pour assurer la transition avant le prochain congrès prévu en décembre, affirme une source de l'UMT. L'ancien secrétaire national, patron du syndicat de la Formation professionnelle, semble, même, bien parti pour devenir le prochain SG de l'UMT. La nouvelle direction réussira-t-elle à maintenir pour autant en vigueur la devise de Mahjoub Benseddik, qui veut que «ce sont les partis qui doivent dépendre de l'UMT et non le contraire» ? La question reste posée. Pour l'heure, la centrale s'accommode, tant bien que mal, de la représentation d'une multitude de formations politiques dans ses rangs. «Le PPS, l'UC, le RNI, le PAM, le PADS, Annahj, PSU…, même l'Istiqlal et les islamistes du PJD et d'Al Adl Wal Ihssane y sont représentés. Mais cela n'entache en rien son indépendance vis-à-vis des partis politiques», affirme un ancien cadre de l'UMT. Si, malgré ces nombreuses tendances, l'UMT garde toujours sa cohésion, il n'en est pas de même pour l'UNTM. Une longue bataille juridique attend, en effet, ce syndicat disputé entre deux tendances : l'une dirigée par Mohamed Yatime, député PJD de Béni-Mellal et membre du bureau exécutif du MUR, et l'autre menée par Abdeslam El Maâti, ancien président de l'UNTM, alors que le syndicat était encore sous l'aile du MPDC (Mouvement populaire démocratique et constitutionnel) de feu Abdelkrim El Khatib. Abdeslam El Maâti, nommé SG à l'issue d'un congrès extraordinaire tenu à Mohammédia le 19 septembre, vient de se faire délivrer le récépissé du ministère de l'intérieur, ce qui lui confère toute la légalité de parler et d'agir au nom de l'UNMT. Un putsch justifié par «l'ingérence du PJD et du MUR dans les affaires du syndicat», précise M. El Maâti. La première action que la nouvelle direction, contestée par les amis de Mohamed Yatime, compte entreprendre, c'est de revoir tous les accords signés avec les autres centrales syndicales. «Tous les accords dictés par des considérations politiques et imposées par le PJD seront annulés», prévient M. El Maâti. Une menace à peine voilée de disperser le front syndical à peine naissant. Ce qui nous place encore très loin de cet idéal où le gouvernement et le patronat pourraient se retrouver devant un seul interlocuteur lors de ces interminables rounds du dialogue social.