Que de peuples tombés dans le piège de telle ou telle mouture rigoriste de la religion! L'Afghanistan, le Pakistan et une foultitude d'autres pays – dont, tout récemment, l'Etat réputé démocratique d'Israël – constituent les exemples flagrants d'une telle tragique situation. Fort heureusement, il n'en est rien pour le Maroc. «Il ne vous a imposé aucune gêne dans la religion, celle de votre père Abraham, lequel vous a déjà nommés «Musulmans» avant (ce Livre) et dans ce (Livre)» (Coran, 78, Sourate Pèlerinage). Quand elles se muent en certitudes drapées du burnous de la sacralité, les croyances peuvent se transformer en obstacles quasi infranchissables dressés contre la modernité. Que de peuples tombés dans le piège de telle ou telle mouture rigoriste de la religion! L'Afghanistan, le Pakistan et une foultitude d'autres pays – dont, tout récemment, l'Etat réputé démocratique d'Israël – constituent les exemples flagrants d'une telle tragique situation. Fort heureusement, il n'en est rien pour le Maroc où la mosquée coexiste avec le bar, la jellaba avec la tenue occidentale ou encore le couscous avec le humburger. En vérité, s'il est éminemment maraboutique, l'islam marocain est viscéralement vertical. C'est précisément cet islam dépouillé de toute posture politique que les Marocains ont élu pour religion. Après avoir été traversés par le paganisme, le judaïsme, le christianisme et, depuis l'avènement de Driss 1er, par le chiîsme, le kharigisme, le mu'tazilisme ou encore le Berghouatisme (pendant plus de trois siècles, à savoir de 744 à 1058), les Marocains se sont choisi la version la plus «light» du malékisme. C'est un islam vertical où le fidèle n'a nul besoin de quelque intercesseur que ce soit entre lui et Le Créateur, pas même la fameuse «Commanderie des croyants» dont le rôle est fort justement celui de le préserver contre les velléités de politisation et d'idéologisation de la foi. D'ailleurs, la «Commanderie des croyants» fait place à tous les croyants, fussent-ils non-Musulmans.
Nécessité vitale Néanmoins, la foi constitue un ciment pour la nation marocaine. Elle n'est pas seulement l'emblème de la vertu, mais aussi et surtout une nécessité vitale, celle-là même que décrivit Al Ghazali dans son œuvre principale, «Revivification des sciences de la religion» (Ihyâ' ulûm ad-dîn) comme «l'impératif majeur de l'Oumma». Et ce fut une nécessité vitale pour Driss 1er, le fondateur de l'Etat musulman au Maroc. D'ailleurs, plus généralement, «Dieu ne prend aucun plaisir – fût-ce à Lui-même. Il est apparu aux hommes dans la peur», écrit Jack Miles, chroniqueur au Los Angeles Times, dans son chef-d'œuvre «Dieu. Une biographie». Si Dieu est «universel», il est surtout «nécessaire», en cela que les humains, pour rendre le monde vivable et consolider le vivre-ensemble, ont besoin d'un Gardien des «lignes rouges», suffisamment craint et éminemment au-dessus de tout entendement ici-bas. Moralité : les peuples ont besoin de croire à une puissance qui les dépasse. A une puissance invincible quoi qu'invisible. À travers les religions, ils ont dessiné des profils vertueux pour combattre la violence et le choc des egos. Il y va de la coexistence avec l'autre, cet «enfer» que visait Sartre, sur la base de règles strictes qui ne peuvent recueillir acquiescement et respect que par leur provenance d'une sphère extra-humaine.
Anthropologiser l'Eternel Abraham, le Patriarche des trois religions dites célestes, est un personnage «légendaire» sorti tout droit du riche imaginaire des peuples de Palestine, d'Egypte et du Cham, précisément là où émergea le Dieu unique, ce monos theos du monothéisme. De ce point de vue, Abraham est au principe du vivre-ensemble ce que Adam fut à la relativité imposée ici-bas par les barrières du temps et de l'espace. Au chapitre de la foi, une lecture à bonne distance des croyances peut être fort édifiante. Toute la partie existentielle du corpus coranique est tissée d'allégories. Sinon, comment expliquer aux bédouins koraïchites qui reçurent le message du Prophète les notions existentielles que sont le «temps», la «mort», la «vertu», la «nature», la «patience», etc. sans le recours à l'allégorie ? Sans convoquer ce moyen pédagogique privilégié capable de «chosifier», «personnifier», «matérialiser» les concepts et anthropologiser l'Eternel, l'Être suprême ? Comment le faire autrement à l'ère pastorale où tout était vissé au syndrome de l'oasis, au hasard des pâturages ou au rythme du commerce caravanier ? L'interprétation des allégories est l'arme exégétique majeure des grands soufis comme des grands tenants de la Raison à Dar al islam. Cet islam tolérant et ouvert sur toutes les altérités ethnoculturelles constitue en soi un acquis précieux et sans pareil dans notre «Occident extrême». «Démocratico-compatible», il s'emboîte harmonieusement avec l'identité plurielle que la Constitution marocaine a fait sienne. Dans un Maroc où cohabitent le jouissif et le restrictif, le laïque et le religieux, l'inquisition n'a pas sa place. D'autres peuples du Maghreb et du Machrek, voire à travers l'ensemble de la sphère musulmane, de Kandahar à Tizi Ouzou, (re)trouveraient une inégalable sérénité s'ils pouvaient atteindre ce stade de la sagesse collective qui est propre aux Marocains dans leur manière d'exercer leur foi. Toutes les tentatives visant à dévier ces derniers de cette voie médiane faite d'ouverture ont lamentablement échoué. Celle de nos islamistes qui ont gouverné durant plus d'une décennie en est l'éclatante preuve. Préserver cette foi d'extraction abrahamique, spirituelle, tolérante et apolitique revient à préserver la stabilité et la pérennité de la vieille nation marocaine. Qu'on se le dise !