Personne ne comprend pourquoi on condamne ainsi un innocent qui croyait se rendre utile en faisant preuve de courage et acte de civisme ! La scène se passe en fin de journée sur l'une des grandes artères de Casablanca. A la sortie du bureau, deux jeunes femmes papotent sur la chaussée (et non sur le trottoir, notez bien ce détail) en attendant un taxi tout en observant les voitures qui défilent. C'est une heure de moyenne affluence, la circulation est fluide, mais les taxis qui passent sont déjà pleins. Surgit alors une motocyclette transportant deux individus, qui remonte le boulevard à contresens et à toute allure. Ils foncent sur les deux femmes, les bousculent violemment, arrachent sans ménagement le sac à main de l'une d'entre elles, et, au prix de manœuvres suicidaires, se fondent dans la circulation, déjouant ainsi toute poursuite éventuelle. Affolement, cris, jurons, une foule se forme autour de la victime qui est encore sous le choc. La scène n'a duré qu'un bref instant ! Un peu éloigné de la foule des badauds et autres, mais ayant assisté à toute l'opération, un automobiliste commence une discrète filature des voleurs. Au fil des avenues et boulevards, le trio s'éloigne des lieux de l'agression en direction des quartiers périphériques. Les voleurs peuvent respirer, ils sont loin des lieux de leur méfait, ils ralentissent l'allure et se sentent en sécurité. Arrivée sur une grande artère, la voiture dépasse incidemment la moto des voleurs de plusieurs mètres, puis ralentit doucement pour la laisser s'approcher, et s'arrête brusquement dans un grand crissement de freins, provoquant la collision avec la moto et la chute de ses occupants. Le conducteur descend alors du véhicule, empoigne l'un des délinquants en criant «au voleur» pour rameuter la foule. Celle-ci s'agglutine vite, empêchant les délinquants de prendre la fuite, les forces de l'ordre débarquent rapidement et interpellent tout le monde, les voleurs, mais aussi le conducteur de la voiture et quelques excités qui ont un peu tabassé les délinquants ! Une fois arrivé au commissariat, tout le monde doit s'expliquer : les voleurs nient avoir volé qui que soit, l'automobiliste affirme avoir agi pour récupérer le sac volé. L'affaire s'embrouille et, en attendant la convocation de la victime du vol, les policiers placent les protagonistes en garde-à-vue. Le lendemain, la femme dont on avait dérobé le sac confirme bien les faits, à savoir l'agression et le vol à l'arraché, mais ne reconnaît pas formellement l'auteur du vol (tout s'est passé si vite) et ne confirme pas (ni n'infirme, d'ailleurs) le rôle de l'automobiliste qu'elle n'a jamais vu auparavant, et affirme que, en tout état de cause, elle ne l'a pas chargé de poursuivre les voleurs. Perplexité des policiers devant le cas de l'automobiliste… dont il s'avérera ( tout à fait fortuitement et par ailleurs) qu'il lui manquait un document nommé «visite technique» concernant son véhicule… La garde-à-vue est prolongée dans les locaux de la police, conciliabules entre policiers et magistrats… avant que tous ces gens ne soient déférés au parquet qui engage des poursuites contre les délinquants (ce qui est normal) pour vol à l'arraché avec violence, et le conducteur pour coups et blessures volontaires (n'a-t-il pas provoqué l'accident ayant entraîné des blessures corporelles ?) et défaut de présentation de carnet de visite technique! L'infortuné automobiliste, après deux jours et deux nuits passés dans les geôles du commissariat, est enfin libéré contre une caution de 1000 DH, mais doit assister au procès qui suivra. Il se retrouve donc une semaine après sur le banc des accusés au tribunal… en compagnie des deux délinquants, (qui lui jettent des regards menaçants et promettent moult représailles). Les juges sont pressés, débordés et croulent sous le nombre de dossiers à traiter. Les dénégations et les protestations d'innocence, ils connaissent bien, et écoutent d'une oreille distraite les explications des uns et des autres, sans ressentir le moindre trouble devant l'émotion et la crainte qui se lisent sur le visage de l'automobiliste et de sa famille qui l'accompagne. De toute manière, leur conviction est déjà faite, fondée sur le procès-verbal de la police qui estime louche le cas de l'automobiliste (et en plus, rappelons- le, le fait de ne pas avoir la fameuse visite technique le place d'emblée dans la catégorie des suspects !). Le verdict tombe enfin : deux ans de prison ferme pour les délinquants…. Et six mois avec sursis pour le conducteur qui voulait se prendre pour Zorro, sans oublier l'amende pour l'absence de visite, et les dédommagements financiers que réclament les avocats des voleurs blessés dans l'accident ! Ce dernier point ne va pas sans créer un problème juridique : reconnu responsable d'avoir provoqué l'accident de circulation, l'automobiliste apprend que son assureur ne couvre pas les accidents commis volontairement, et lui réclame une surprime importante pour lui fournir l'attestation d'assurance à produire en cas de dommages corporels. Consternation sur les bancs du public où personne ne comprend pourquoi on condamne ainsi un innocent qui croyait se rendre utile en faisant preuve de courage et acte de civisme ! Moralité : comme dit le dicton populaire en arabe : «Ne fais point de bonne action et il ne t'arrivera rien» (ma'dir hassana, ma'itra bass !). Car quiconque doit avoir affaire à la police ou la justice ne pourra jamais prévoir où cela le mènera. La machine policière et l'appareil judiciaire, une fois lancés, s'avèrent très difficiles à arrêter, et, de toute façon, le citoyen de base n'a aucun moyen de freiner l'élan déjà pris !