Affaiblie par l'irruption des groupes contestataires dans les années 70, la chanson marocaine moderne sera terrassée par l'arrivée en force de la rengaine égyptienne. La fuite des plus belles voix, à partir des années 80, finira de l'achever. La sortie de «Lamdina Laqdima», de Nouà¢mane Lahlou, considérée par certains comme un évènement, marque-t-elle le début du renouveau ? Ala sortie, récemment, de l'opus de Nouâmane Lahlou, Lamdina Laqdima, les plus optimistes ont entrevu, dans ce qu'il faut bien appeler «évènement», l'augure d'une résurrection de la chanson marocaine «moderne». Les pessimistes, eux, y ont lu son chant du cygne. Ces derniers ont probablement raison, compte tenu du marasme dans lequel cette chanson s'embourbe depuis près de trois décennies. De fait, après avoir battu pavillon haut pendant quelque trente années, le navire s'est mis imprévisiblement à prendre l'eau de toutes parts. Les réalistes se sont empressés de le quitter, les plus loyaux s'y incrustent toujours, mais sans conviction ni volonté réelle de le remettre à flots. «Aou maloulou», de Fouiteh, première chanson marocaine «moderne» Comme si la chanson marocaine «moderne» avait vécu. Abdelhadi Belkhayat exploite le juteux filon du registre mystique (Lmounfarijja, Boudarbala) ; Abdelwahab Doukkali semble avoir perdu la voix depuis qu'il est un peu dur de la feuille ; Naïma Samih se contente de ressasser ses succès décatis ; Hayat Idrissi a bloqué son compteur à Kharboucha, créée il y a quinze ans, et Latéfa Raafat ne cesse de recycler les mélodies de Brahim Alami, Mohamed Fouiteh ou Ismaïl Ahmed. Sur le pont, il ne reste plus que le capitaine courageux Nouâmane Lahlou, qui se fait un point d'honneur de redorer le blason terni de la chanson marocaine, sauf qu'une hirondelle ne saurait faire le printemps, quels que soient son ramage et son plumage. Retour en arrière. Nous sommes en 1954. Le sultan Mohammed V est en exil, le peuple en colère, un chanteur en lamentations. Il s'agit de Mohamed Fouiteh qui, depuis les brumes parisiennes, jette un rayon de soleil, sous forme d'une complainte. Aou maloulou, qui évoque, de manière diffuse, le Souverain déposé, est la première chanson marocaine dite «moderne», à défaut d'un meilleur qualificatif. Une fois l'indépendance conquise, elle se divisera en deux courants. L'un privilégie l'arabe littéral et le poème. Il est incarné par Ahmed Bidaoui, Abdelwahab Agoumi, Abdeslam Amer ou Maâti Bidaoui. Lesquels ont enfanté des chefs-d'œuvre tels Qolli man sadda wa khana, Al Qamar al ahmar, Miâad, Achattie, Ya thif habibi ya ghali… L'autre courant puise dans le patrimoine rythmique marocain, préfère l'idiome arabo-marocain et l'assonance. Le premier est prisé par l'élite ; le second s'avère du goût de la masse. A son portillon, se bouscule une flopée d'artistes, peu ou prou inspirés. La vague, quand elle se retirera, emportera beaucoup de gloires fragiles, dont la discographie n'a pas même souvenance. Mais ceux qui surnagent le méritent. Mohamed Fouiteh (L'bargui hwani), Maâti Belqacem (Âlash ya ghzali), Bahija Idriss (Âthshana), Abdelhaï Sqalli (Âla l'bab thallat lgamra), Abdelwahab Doukkali (Ka taâjjabni), Abdelhadi Belkhayat (Fi qalbi jarh qdim), Brahim El Alami (Yalli sourtak bin âaynaya), Mohamed El Hayani (Bard wa skhoun ya hawa), avec quelques autres, démontrent que ce genre de chanson pouvait porter de vrais talents. Grâce à des voix aussi diverses qu'incomparables, la chanson marocaine «moderne» berce. On soupire après les années perdues, les sentiments simples, l'ombre des palmiers et la terre qui ne ment pas. L'automobile prend son essor : Abdelwahab Doukkali chante Ya l'ghadi fettomobil. Le téléphone commence à se répandre : Maâti Belqacem et Amina Idriss, de concert, glorifient l'objet. Les Marocains se mettent à voyager: Brahim El Alami exalte la beauté d'Ifrane, Hamid Zahir est envoûté par Marrakech… C'est ainsi que les compositeurs, les paroliers et les interprètes enrôlés sous la bannière de la chanson marocaine «moderne» sont devenus les piliers de l'ordre établi. La consigne de ne pas déranger prend les proportions d'un dogme, jusqu'à l'irruption, au matin des années soixante-dix, de joyeux hérétiques (Nass el Ghiwane, Jil Jilala, Lemchaheb), attachés à la destruction de la romance anesthésiante et de la ritournelle sirupeuse. Ils auront, sans coup férir, raison de l'objet de leur ressentiment. Du moins, auprès d'une jeunesse qui, se sentant flouée, ne cache pas son mécontentement. La chanson contestataire fait trembler sur son socle son pendant conservateur. Celle-ci plie mais ne rompt pas. Et, dans l'effort, elle gaspille beaucoup d'énergie. Elle est alors exsangue, mais pas moribonde. Dix ans plus tard, la chanson égyptienne, qui a repris des couleurs, et moyen-orientale, dûment reliftée en fonction de l'air du temps, font une entrée fracassante sur la scène marocaine, bousculant, sans le moindre égard, la vieille chanson de papa. Pour longtemps. Amrou Diab, Kadem Saher, Assala Nasry, Nancy Ajram et Haïfaa Wahbi, pour ne citer que les plus connus, ont remplacé, dans le cœur des Marocains, les Fouiteh, El Alami, El Hayani, Doukkali… Notre chanson est, du coup, estourbie, mais beaucoup de ses servants n'attendent pas qu'elle soit estoquée pour mettre les voiles vers des contrées plus magnanimes. Les syndicats pour la création d'un fonds de soutien à la production musicale Flash-back. Au début des années quatre-vingt, trois chanteuses éclaboussaient leurs paires de leur solaire talent : Aziza Jalal, Samira Bensaïd et Naïma Samih. La première, célèbre surtout par son imitation inégalable de la grande Ismahan, se sentait à l'étroit. Elle répondit à l'appel du Caire, où elle fit un admirable chemin. Sous l'aile tutélaire du compositeur Sayed Mekkaoui, elle prit son envol, plana, un temps, au-dessus des chanteuses locales, avant de jeter son caftan aux orties. Sans crier gare. Samira Bensaïd marcha sur ses brisées. Avec succès et manœuvres. Elle fit la cour à l'immense compositeur Baligh Hamdi, se coula dans le moule imposé par le syndicat des musiciens, chanta uniquement en égyptien, tronqua son patronyme de sorte d'en gommer la résonance marocaine, et, pour couronner le tout, convola en rentables noces avec l'organiste Hanim Hanna. Avec de tels atouts, Samira Bensaïd ou Saïd était condamnée à réussir. Elle est devenue l'idole de l'Egypte. Ce qui faisait pâlir d'envie ses consœurs restées à quai. Elles ne tardèrent pas à tenter l'aventure. Aïcha Al Waâd, Fatima Makdadi, Laïla Ghofrane, Rajaa Benmlih, Amira Amaghris, Soumaya Qaisar forcèrent à leur tour cette porte battante, happeuse de voix, qu'est le Caire. Avec un bonheur inégal. Les voix masculines ne sont pas en reste. Rares sont ceux qui résistent aux sirènes égyptiennes ou khalijite. Parmi les jeunes désireux d'avoir leur part du gâteau, on pourra citer Nouâmane Lahlou, Abdou Chérif ou Fouad Zbadi, qui se confinent dans l'imitation des gloires défuntes. Avec un talent époustouflant qui leur vaut la considération, voire l'adoration du public. Abdou Chérif réincarne vocalement Abdelhalim Hafez ; Fouad Zbadi n'a pas son pareil pour restituer Abdelmoutalib. L'Egypte et le Golfe, conquis, expriment leur reconnaissance par des égards sonnants et trébuchants. Cependant, la plupart des transfuges interrogés récusent l'étiquette de «mercenaires». Ce ne serait pas tant l'odeur de l'argent qui les aurait poussés à aller se faire entendre ailleurs que le marasme qui mine la chanson marocaine. Toujours est-il que, à l'inverse, le revers de fortune essuyé par cette dernière est pour beaucoup lié à cette fugue sidérante des voix. Elle en est l'effet désastreux et non la cause, à proprement parler, rectifient les spécialistes. Ainsi, le musicologue Ahmed Aydoun n'hésite pas à taxer la chanson marocaine d'anachronisme et de «répétitivisme». Deux travers tenaces dont résulterait, aux dires de Aydoun, une sorte de «déphasage esthétique». En clair, une absence de correspondance entre cette chanson et le goût du public. Allégations sans fondement, proteste la corporation. Si la chanson marocaine «moderne» broie du noir, se défend celle-ci, c'est parce qu'elle est minorée outrageusement et non qu'elle manque de talent. Et de fulminer contre les chaînes nationales, coupables de faire la part belle à la musique populaire citadine et ses chikhate et d'encourager la jeune chanson, au détriment de son aînée «moderne», rarement mise en lumière. Les syndicats, eux, ont depuis belle lurette pris acte du désolant état de cette chanson. Sans juguler le mal, estiment-ils, un coup de pouce, sous forme de fonds de soutien à la production musicale, émanant du ministère de la culture, l'atténuerait, en attendant des jours meilleurs. Réunions, pétitions, lettres, d'un côté. Promesses, de l'autre. Jusqu'ici, les concernés, eux, n'ont rien vu venir.