Aberrahman Baladi a été décoré par le Souverain le 16 juillet pour avoir été un modèle de bonne conduite au volant. Il a tout conduit : voitures, camions, autocars… 2 millions de passagers transportés et deux fois le trajet terre-lune effectué. Un air simple, des yeux malicieux qui contrastent avec un gabarit imposant. C'est à une terrasse de café de Casablanca que nous avons rencontré Abderrahmane Baladi, heureux attributaire d'un Wissam Al Arch, sirotant un arabica refroidi. Passionné depuis l'enfance par les voitures, Abderrahmane Baladi connaissait sa vocation avant même de quitter l'école, au niveau du CM2. Il sera conducteur professionnel ou ne sera pas. Cela remonte à loin. Né en 1930, c'est un «enfant du protectorat», éduqué à l'école Jules Ferry, qui quitte l'enseignement public une fois la durée obligatoire d'enseignement écoulée, sachant lire et écrire, «en français uniquement !», précise-t-il. La fascination pour les voitures nouvellement apparues, même dans sa Khénifra natale, ne faiblira plus jamais. «Enfant, je m'entraînais à conduire en guidant des boîtes de sardines accrochées les unes aux autres en file indienne», explique le gigantesque octogénaire dont le corps ne trahit absolument pas l'âge. En 1948, il conduit pour la première fois… une jeep Privilège de ceux qui, tout jeunes, ont trouvé leur voie, il excellera dans son métier. Et toutes les occasions, pour lui, seront bonnes pour s'améliorer. A 15 ans, il entre dans la vie active comme apprenti, placé auprès d'un garagiste européen, Manuel. Nous sommes alors en 1945. Les échos de la Deuxième Guerre mondiale, sur la fin, filtrent à peine, et les Marocains semblent bien loin de ces préoccupations. Pourtant, s'il se familiarise avec la mécanique des engins, il reste sur sa faim. Le démon de l'automobile le tient. Ce n'est qu'en 1948 qu'il aura enfin l'opportunité de conduire un engin pour la première fois. C'est un agriculteur, propriétaire d'une jeep américaine, héritage du passage des GI's, qui le laissera faire ses premières armes au volant. Il sera payé 1 DH par jour. De quoi vivre modestement à l'époque, surtout quand n'a pas encore de responsabilités familiales. «Le chauffeur du frère de mon employeur était alors payé le même salaire plus deux litres de petit lait», confie M. Baladi en souriant. «A l'époque, il était difficile de voir la couleur d'un produit laitier», ajoute-t-il, amusé. Enfin, le jour qu'il attendait arriva. «Lorsque j'ai reçu mon permis de conduire, j'ai ressenti la même joie que celle d'un médecin recevant son diplôme !» Date qui restera gravée dans sa mémoire : le 29 novembre 1949. Il débute dans la conduite des poids lourds, acheminant du ciment depuis les cimenteries de Casablanca jusqu'au barrage Bin El Ouidane, alors en construction. Son trajet le fera passer par sa Khénifra natale et lui fera parcourir 700 km quotidiennement. Il accomplira ce travail pendant sept ans, pour un salaire mensuel de 300 DH. «A l'époque, le kilo de viande ne coûtait que 250 centimes». De quoi vivre ! Il confie cependant : «Je n'ai jamais eu suffisamment pour épargner». Sans excès, il vit selon ses moyens. Entre 1956 et 1959, lorsque d'autres transportent des passagers «au noir», il se fait exploitant forestier et transporte des marchandises du Moyen Atlas vers Agadir. En 1956, il obtient le permis toutes catégories Abderrahmane Baladi ne cesse d'apprendre et de se perfectionner. En 1956, il décroche son permis « toutes catégories », ce qui lui permettra dorénavant de conduire des autocars. Il devient chauffeur professionnel au sein de la Société de Transports Meknassi (STM). Son ordinaire s'améliore et lui permet de se marier. Deux ans plus tard naîtra le premier de ses 11 enfants. «On me connaît dans toutes les stations du Maroc. Les passagers étaient rassurés lorsqu'ils me voyaient arriver». Il est vrai qu'il a un air de doux géant et une aura apaisante l'accompagne. Mais Abderrahman Baladi a une idée fixe : se faire embaucher au sein de la CTM qui, déjà, à l'époque, jouissait d'une notoriété importante. En 1964, il est recruté par la compagnie. Il comptera parmi les premiers chauffeurs d'autocars à transporter des touristes marocains vers l'Europe. Son circuit passera par l'Espagne, la France, l'Italie, la Suisse, l'Allemagne, la Hollande et la Belgique, le retour se faisant par la France et le Portugal. Périple de 10 000 km pendant 40 jours pour lequel il sera payé 9,39 DH par jour. Mais l'aventure ne durera que deux ans. Et pour cause, la STM le harcèle pour qu'il travaille de nouveau avec elle. Il finira par accepter. Une retraite de 1 700 DH par mois à peine Pendant 10 ans, à partir de 1980, il assurera le trajet entre Meknès et Béni Mellal, puis Casablanca. «Je ne voulais pas laisser ma femme seule avec mes enfants», explique-t-il. Non pas qu'il ait souffert de problèmes conjugaux. Il restera heureux en ménage jusqu'au décès de sa femme après 40 ans de vie commune. D'ailleurs, dans la profession, sa monogamie fait figure d'exception. Sa sobriété et sa probité aussi ! Instinctivement, on a envie de l'appeler « El Hadj ». Force de la nature, il ne connaît même pas le goût du médicament. C'est la raison pour laquelle il n'a jamais eu de congé jusqu'à sa retraite, en 1990. Cependant, vu l'état de ses finances et ses lourdes responsabilités familiales (son dernier fils est né en 1979), il ne pouvait se permettre de jouir du fruit de ses cotisations. Il reprend donc du service, et, pendant 15 ans, assure la ligne Béni Mellal-Agadir. Aujourd'hui, c'est un retraité épanoui. «Mes enfants ont grandi. Je suis en bonne santé, grâce à Dieu, tout va pour le mieux». Pourtant, il a passé 10 ans à écrire aux divers ministères en quête d'une reconnaissance. Jusqu'à ce que le hasard lui permette de faire parvenir au ministre des transports une lettre dans laquelle il présente ses qualités : 59 ans de conduite professionnelle sans un seul accident et pas un PV. Pas un seul PV ? Si, quand même, mais pas vraiment une infraction puisqu'un jour de l'année 1983, il s'était fait verbaliser en raison d'épluchures d'œuf dur jetées par une passagère dans le car qu'il conduisait. Dans sa lettre, il expliquera aux responsables qu'il a parcouru plus de dix fois la distance entre la Terre et la Lune, transporté plus de 2 millions de passagers sans que le gouvernement ni les compagnies d'assurances n'aient eu à débourser un seul centime pour lui. «Lorsqu'on a une retraite de 1700 DH, même en vivant à Béni Mellal, avec un loyer de 1200 DH, il est difficile de boucler ses fins de mois». La décoration octroyée par le Souverain le 16 juillet lui a mis du baume au cœur. Son souhait? Un agrément de taxi, pour «voir venir et garder sa dignité».