Les enfants marocains ne sont pas portés sur la lecture. La cause ? Le prix des livres, bien sûr, mais aussi d'éducation : le goût de la lecture se forme dès la petite enfance, lorsque les parents ont pris le temps de raconter des histoires à leurs enfants. Etat des lieux. Lorsque, en 1990, Amina Hachimi Alaoui, actuelle directrice de Yanbow Al Kitab, lança, pour un coup d'essai dans l'édition jeunesse, Kholkhal Aouicha, elle essuya un revers cinglant : son livre lui resta longtemps sur les bras. Seize ans après, Nadia Essalmi, des éditions Yomad, constate amèrement : «Par prudence et par contrainte, je ne tire pas à plus de 3 000 exemplaires. Ce qui est dérisoire. Malgré cela, je mets plusieurs années à les écouler.» La conclusion s'impose d'elle-même : pas plus que les enfants d'hier, ceux d'aujourd'hui ne sont portés sur la lecture. Tout enfant ressent très tôt le besoin de posséder son propre livre Nos enfants seraient-ils congénitalement rétifs à l'acte de lire ? Cela ne saurait être le cas, rétorquent en chÅ"ur les psychologues. Ceux-ci ont établi depuis belle lurette que la faculté de narration relève d'une disposition innée. Précocement, les enfants tissent des histoires qui mettent en scène leur entourage immédiat. Se raconter des histoires ne peut être regardé comme une activité ludique, il répond le plus souvent au besoin de pallier l'absence des parents. En les représentant, l'enfant les rend présents et, du coup, apaise l'angoisse induite par son esseulement momentané. Plus tard, quand il découvre l'écrit, il s'y jette, sans en avoir les clés nécessaires, car il a l'intuition qu'il renferme ces histoires si indispensables à son équilibre. Après la découverte de l'écrit, l'enfant ressent le besoin de posséder son propre livre. Il ne s'agit pas d'un caprice, mais d'une nécessité intérieure. Le début de la transmission culturelle passe par le besoin de posséder son exemplaire personnel exprimant ainsi, de façon étrange, la passion de conquête de l'histoire qu'on peut lire et relire sans que rien n'y soit changé, ce qui est probablement une des mille façons de diminuer l'angoisse qui naà®t chez tout enfant dès qu'il réalise que sa vie et celle de ceux qui l'aiment ont un commencement et une fin. En substance, l'enfant a donc un penchant spontané pour la lecture. Manifestement, ce sentiment s'émousse chez les nôtres à mesure de leur évolution. De cela, Nadia Essalmi et Amina Hachimi Alaoui, les deux seules éditrices de livres pour enfants sur la place, rendent coupables, au premier chef, les parents. «Ils ne font aucun effort pour donner le goût de la lecture à leurs enfants. Jamais ils ne les accompagnent à une librairie, jamais ils ne prennent le temps de leur lire des histoires. Or, un enfant à qui on a lu un conte ou un récit qui l'a accroché, en demande d'autres», blâme l'une. L'autre ajoute : «Les rares parents qui se présentent à une librairie avec leurs enfants ne laissent pas ces derniers choisir librement leur livre. Quand un gosse est attiré par une bande dessinée, par exemple, son père lui impose un roman. Ce qui fait qu'il est vite dégoûté de la lecture». Plus de la moitié des Marocains ne lisent pas plus de deux livres par an Comment peut-on inoculer le virus de la lecture quand on n'en est pas soi-même atteint ? Plonger dans un bouquin n'est pas le sport favori de nos concitoyens. L'enquête menée, en 1998, par le ministère de la culture, le corrobore. Il en ressort que plus de la moitié des Marocains ne lisent pas plus de deux livres par an. Et encore, cette conclusion étant sujette à caution, d'après les experts. De fait, sur dix personnes interrogées par nos soins, huit ont reconnu ne pas lire ne serait-ce qu'une Å"uvre par an, tant ils trouvent les bouquins ringards et barbants. Les deux autres, qui s'enorgueillissent du plaisir que leur procure l'évasion dans les livres, sont l'un professeur de lettres, l'autre éditeur… Censé aiguiser l'appétit de la lecture chez l'enfant, le système éducatif, paradoxalement, le coupe. Les enseignants donnent le mauvais exemple. «Quant j'expose mes livres dans un établissement scolaire, observe Nadia Essalmi, les élèves accourent aussitôt, pendant que les enseignants affichent ouvertement leur indifférence, prouvant ainsi leur incuriosité pour la lecture, qu'ils transmettent malheureusement à leurs élèves». Quant aux manuels scolaires, ils sont «tellement inélégants, disgracieux, mal fichus, qu'ils découragent les enfants de chercher à acquérir des livres». Si nos enfants sont anorexiques en matière de lecture, c'est aussi par la faute des médias visuels, oà1 les émissions culturelles destinées aux enfants sont cruellement absentes ; du ministère de la culture, qui ne crée pas suffisamment de bibliothèques et qui, quand il le fait, choisit les contrées rurales plutôt que les villes, là oà1 «la demande est très forte», souligne Mme Essalmi. Mais il paraà®t évident que le principal obstacle à l'épanouissement de la lecture chez les enfants est la cherté des livres. Une bande dessinée (Tintin, Cedric, Astérix, Iznogoud) coûte 120 DH ; Harry Potter 270 DH ; un roman de la Bibliothèque rose ou de la Bibliothèque verte 60 DH ; un livre édité par Yanbow Al Kitab entre 38 et 48 DH. A ces tarifs-là , peu de parents s'aventureront dans l'achat de livres pour leurs enfants. Les livres importés ont la préférence des enfants qui ont les moyens car ils sont plus attractifs Que le livre pour enfants ne soit pas à la portée de toutes les bourses, d'autant qu'il y en a beaucoup de plates et peu de pleines, les deux éditrices en conviennent. «Le livre pour enfants est un produit de luxe», confirme la directrice des éditions Yomad. Les siens ne dépassent pas les 25 DH. «S'ils étaient à 10 DH, je n'aurais aucune peine à les écouler», regrette-t-elle. Mais elle ne saurait se résoudre à baisser ses prix. Elle en payerait les frais. «Le prix moyen des livres que j'édite est de l'ordre de 40 DH. Ils me reviennent à 20 DH. Sur le reste, le diffuseur prélève 40 à 50 %, et lui-même accorde une ristourne de 30 % au libraire sur le prix du livre. En fin de compte, je me retrouve avec à peine 5 DH de bénéfice pour un exemplaire». En effet, ce n'est pas en éditant des livres pour enfants qu'on peut gagner des mille et des cent. Pendant ce temps, les rejetons de parents fauchés sont exclus de la lecture, cette activité sans laquelle il y a une douleur de la vie. La fracture culturelle dès l'enfance Les enfants issus d'un milieu favorisé lisent, même «beaucoup», se réjouit Anas Laassel, libraire au Carrefour des Livres, à Casablanca. Par quel genre de livres sont-ils captivés? «D'après l'étude qualitative que je viens de faire, affirme Anas Laassel, les livres édités au Maroc ne trouvent pas grâce aux yeux des enfants. Ils les trouvent fades et ils n'ont d'yeux que pour les livres importés, qui les épatent par leur qualité esthétique». Au premier rang des ventes, les livres fortement médiatisés tel Harry Potter. «Si j'en commande 500 exemplaires, ils sont raflés en une semaine», déclare le libraire. La bande dessinée (Blake et Mortimer, les aventures d'Astérix, Tintin, Iznogoud, Lauteust de Troy, MangasÂ...) est très prisée par les garçons. Les fillettes, elles, ont déjà la fringale des romances, et elles se parfument d'eau de rose dans les livres de la Bibliothèque rose et de la Bibliothèque verte et aussi dans les collections «Toi et moi = cÅ"ur» et «Sabrina». La collection «Malika et Salim», lancée par Yanbow Al Kitab, oà1 deux gamins et leur chèvre, Mizette, révèlent aux enfants les richesses de leur patrimoine, commence à intéresser les garçons comme les filles. Il ne faut pas oublier, rappelle Anas Laassel, que les enfants qui fréquentent sa librairie sont très imprégnés de culture occidentale. Les autres, observe Nadia Essalmi, sont de plus en plus curieux de livres qui ont trait à l'islam et considèrent la bande dessinée, les contes ou les romans comme des genres de perdition. Comme quoi la fracture culturelle, pendant de la fracture sociale, se produit, sous nos cieux, dès l'enfance.