«L'écriture a un signe pour marquer l'inachèvement : trois points de suspension. (En chinois, c'est six points!) Mais certains auteurs les sèment à poignée, si bien qu'ils ne veulent plus rien dire». Ce constat fait par Roger Grenier, écrivain, journaliste et compagnon de Camus au sein du journal ''Combat'', marquerait-il un point contre certains textes d'écrivains qui n'ont pas la suite dans les idées ? En vérité, il s'agit d'une citation tirée d'un texte consacré à la notion de «l'inachèvement» dans la littérature, et qui fait partie d'un ouvrage constitué de neuf essais : «Le palais des livres» (Gallimard/Folio). Grenier passe en revue différents auteurs qui ont laissé des œuvres inachevées pour différentes raisons et circonstances. Kafka, Proust, Martin du Gard, Musil, Nabokov et autres sommités de l'art et de la littérature. Selon lui, c'est la mort ou la frivolité qui condamnent une œuvre à l'inachèvement. Ami d'Albert Camus, il ne manque pas de citer son roman, «Le premier homme», dont on a retrouvé le manuscrit dans son cartable au moment de l'accident qui avait entraîné son décès. Il signale aussi cette note prémonitoire sur le livre dans laquelle l'auteur de ''l'Etranger'' avait écrit : «Le livre doit être inachevé» Mais l'inachèvement n'est pas entendu ici seulement comme une création artistique ou littéraire inachevée. Il s'agit aussi d'une histoire, d'une fiction dont les personnages ont des vies ou font des rencontres inachevées ou inaccomplies. Chez Flaubert, «champion de l'inachèvement», selon Grenier, pour qui les amours de Mme Bovary, et d'autres personnages dans ses romans, sont toujours avortées et leur destin inachevé. Il y a aussi l'inachèvement dû à la «frivolité» par paresse, procrastination ou manque de rigueur dans l'assiduité au travail. Que d'œuvres alors sont perdues dans les limbes de l'incertitude de la vie, dirait-on, en usant d'une uchronie où l'on se demanderait ce qu'aurait fait tel créateur doué s'il avait mené à bien son travail. Ce texte de Roger Grenier, brillant et bien documenté, sur une notion humaine, trop humaine, s'achève, si l'on ose écrire, par cette question qui tue : «Quel est le pire ? Être inachevé ou être fini ?» Mais qu'est-ce une œuvre finie ? Dans la littérature, comme dans les arts plastiques une œuvre ne serait jamais achevée tant que son auteur est en vie. Voilà qui invite les apprentis créateurs à plus de modestie et rend leur postérité sujette à moult interrogations. Nous devons celle de Kafka par exemple à son ami Max Brod qui a désobéi à l'injonction testamentaire qui lui a été adressée par l'auteur du «Procès». A part quelques textes (La Colonie pénitentiaire, La Métamorphose, Un Médecin de campagne...) tout le reste, lui écrit-il, «doit être brûlé, et je te demande de le faire le plus rapidement possible». Mais son ami Max Brod a publié tous les romans indiqués. Kafka les a dotés de titres et les voilà œuvres achevées appartenant, pour le grand bonheur des lecteurs que nous sommes, à l'impérissable littérature universelle. On peut citer aussi le cas d'autres créateurs, notamment des artistes, souvent prolifiques, tels le sculpteur Rodin ou, dès la Renaissance, le fameux Michel-Ange. L'inachèvement de leur œuvre a poussé des théoriciens de l'art-qui n'en ratent pas une et ne peuvent s'en empêcher — à classer cette tendance dans une catégorie esthétique spécifique appelée «non-finito» (le non-fini). Comparant les œuvres des deux artistes, la critique d'art Christiane Wohrlab relève cependant cette différence dans un texte consacré au non-finito de Rodin : «Ce qui chez Michel-Ange n'est pas encore terminé devient chez Rodin un principe de création, qu'il emploie avec méthode et dont il exacerbe la composante métaphorique». Est-ce que le «non-fini» ou le «non-achevé» est un état transitoire ou une étape d'incertitude qui va donner à cette notion d'inachèvement une signification métaphorique ? Dans ce cas et s'agissant d'arts plastiques au Maroc, comment ne pas penser à deux artistes marocains dont l'œuvre commune s'inscrit dans la zone incertaine de l'incomplétude. Il s'agit de d'Ahmed Cherkaoui (1934-1967) et Jilali Gharbaoui (1930-1971). Déjà, leur patronyme est tout un symbole: Cherkaoui, l'Oriental, et Gharbaoui, l'Occidental. Tous les deux peintres non figuratifs, leur disparition prématurée et croisée (le premier est décédé à Boujaad, sa ville natale alors qu'il vivait à Paris, et le second à Paris alors qu'il résidait à Rabat) a laissé en suspens une œuvre en devenir pareillement habitée par le signe et la puissance d'une lumière mouvante. Après leur disparition, que d'hypothèses n'ont-elles pas été échafaudées à propos de leurs toiles et, plus tard, sur leur cote et valeur, car le marché de l'art au Maroc, aux contours encore incertains et pipés, les a d'ores et déjà trustés. On va retrouver de faux Gharbaoui et de supposés Cherkaoui dont aucune expertise sérieuse n'atteste l'authenticité. Deux ou trois ouvrages et quelques catalogues ont été publiés sur leur destin marqué par l'inachèvement. On dit seulement qu'avant de disparaître à l'âge de 32 ans, Cherkaoui travaillait sur un projet d'illustration du ''Diwan'' du poète mystique Al Hallaj. On sait peu de la fin du peintre solitaire Gharbaoui et de sa postérité, sinon qu'il est mort sur un banc public au Champs de Mars à Paris un 8 avril 1971. Peu ou pas grand-chose sur leur vie d'homme. Mais l'histoire, courte, de l'art moderne, et quelques critiques qui écrivent parfois des textes abscons sur leur travail, les considèrent comme les précurseurs de la peinture moderne. Dans son livre «La mémoire, l'histoire, l'oubli» (Editions du Seuil) le philosophe Paul Ricœur fait ce constat en forme d'épigraphe à la fin de son ouvrage : «Sous l'histoire, la mémoire et l'oubli. Sous la mémoire et l'oubli, la vie. Mais écrire la vie est une autre histoire. Inachèvement».