Le Pentagone a diffusé sur le Net 5 000 pages d'entretiens avec les prisonniers. Parmi 750 détenus, les noms de 350 seulement y figurent. 14 Marocains rapatriés à ce jour, 9 seraient toujours retenus à Guantanamo. Qui sont les prisonniers de Guantanamo ? Forcé en février dernier de révéler l'identité des prisonniers de la base américaine, à l'issue du procès qui l'avait opposé à l'agence Associated Press (AP), le Pentagone s'est contenté de diffuser sur son site web les transcriptions des entretiens qui ont servi à déterminer si les prisonniers étaient des «combattants ennemis». Ce sont ainsi quelque 5 000 pages de documents scannés pêle-mêle qui se trouvent sur le site www.defenselink.mil depuis une dizaine de jours : les noms n'y figurent pas systématiquement, ni les nationalités. Mais ces dernières peuvent être devinées au fil des conversations. «Oui, j'ai rencontré Oussama Ben Laden, il a dit qu'il était prophète» Certains entretiens sont très longs, lourdement documentés, parfois assortis de témoignages en faveur des prisonniers, de lettres de parents, ou plus rarement, des avocats des détenus. D'autres sont étonnamment courts, révélant la déception des prisonniers à la nouvelle que les témoins n'ont pas pu être joints ou que le motif de leur détention ne leur sera pas révélé, même après trois ans de détention, car relevant d'informations classées secret. Au final, seuls 317 des quelque 750 prisonniers qui auront transité par la base sont nommés dans la liasse mise en ligne. Pourtant, certains, à l'instar du Britannique Moazzam Begg, ont été libérés depuis belle lurette. En compulsant la masse de documents publiés, il est difficile de faire la part entre bonne et mauvaise foi. «On nous a dit que les étrangers qui s'installaient en Afghanistan recevaient de la nourriture», explique ce prisonnier pour justifier son départ du Kazakhstan vers ce qui était à l'époque le pays des Talibans. Bien sûr, rares sont ceux qui reconnaissent avoir été du côté d'Oussama Ben Laden. Beaucoup se présenteront plutôt comme des fermiers, d'autres affirmeront que les armes retrouvées chez eux étaient gardées pour le compte du gouvernement de Hamid Karzaï, successeur des Talibans, ou présenteront des explications du même style. Certains répondront par l'affirmative, mais le réalisme ne semble pas toujours au rendez-vous. «Oui, j'ai rencontré Oussama, il a lu le Coran, et il a dit qu'il était un prophète. Il a dit de très belles choses, très impressionnantes…», affirme cet ancien producteur, résidant au Pakistan avant son arrestation, et qui dit avoir discuté avec le chef d'Al Qaïda pour le lancement d'un programme télévisé religieux. D'autres, en revanche, cherchent à se concilier les bonnes grâces de leurs interrogateurs, chantant les louanges des Américains ou se lançant dans de longues diatribes sur la démocratie. L'un d'eux reconnaîtra tout de même que les autres prisonniers le considèrent comme un «collabo». Au fil des entretiens, on retrouvera aussi les combattants d'une autre cause comme les Ouïgours, attirés par l'entraînement militaire fourni dans les camps afghans qu'ils souhaitaient appliquer contre la Chine. D'autres encore semblent avoir été au mauvais endroit au mauvais moment, à l'instar d'Abdullah Kamal, ce Koweitien qui déclare être allé en Afghanistan pour distribuer des produits de première nécessité aux pauvres et s'être retrouvé coincé après la fermeture des frontières qui avait suivi les attaques du 11 septembre. Ce sera sa montre, une Casio modèle F91-W, qui sera invoquée comme preuve de sa collaboration avec les Talibans, cette dernière servant aux terroristes à détonner des engins explosifs. Malgré la dose inévitable de mensonges, on ne peut s'empêcher de se demander si tous les prisonniers interrogés à Guantanamo sont vraiment des coupables. Un des cas les plus frappants restera celui de cet Afghan, du nom de Zahir Shah, qui ne semble pas vraiment réaliser que son arrestation a été motivée par le fait qu'il détenait des armes chez lui. «Ma seule inquiétude concerne ces biens personnels, ces armes que j'ai payées et qu'ils m'ont prises», insiste-t-il, très optimiste, à l'attention de ses interrogateurs. «Je suis sûr qu'ils me renverront chez moi un jour, mais est-ce qu'ils vont me les rendre quand je vais rentrer chez moi ? Si on ne me les rend pas, je veux qu'on me les rembourse». Prévenu par son interlocuteur qu'il n'avait pas de réponse à sa question, il cherche à savoir qui contacter pour récupérer ses biens. Où sont les vrais terroristes ? Font-ils partie de ceux dont les déclarations n'ont pas été publiées parce que, officiellement, ils n'auraient pas rendu le formulaire approuvant la publication de leur identité ? Dans ce cas-là, à quoi sert-il aujourd'hui, après des années d'incarcération, de garder leur identité secrète ? D'une manière ou d'une autre, ces individus, pour la majorité capturés en Afghanistan durant l'offensive américaine qui avait suivi les attaques du 11 septembre 2001, se seront retrouvés à Guantanamo. Beaucoup parmi eux affirment avoir été livrés aux soldats américains à la suite de vengeances, parce qu'ils appartenaient à l'ethnie pashtoune ou encore parce qu'ils n'avaient pas versé de pot-de-vin aux forces de l'ordre afghanes. D'autres prisonniers se disent victimes de la chasse à l'Arabe qui avait suivi la chute du Mollah Omar. Selon certains, la confiance excessive des forces américaines en leurs alliés locaux et leur manque d'informations sur le milieu socioculturel afghan avaient entraîné des quiproquos, comme pour ce prisonnier qui découvre dans ces entretiens que, lors de son premier interrogatoire, il avait été classé comme Taliban alors qu'il avait déclaré être un «talib» (étudiant en religion)… «La loi internationale ne s'applique pas ici» A Guantanamo, le vide juridique prive les prisonniers de tout recours puisqu'ils ne sont pas des prisonniers de guerre, ni même des prisonniers ordinaires étant donné que le statut d'«ennemi combattant» n'existe pas en droit international. L'un d'eux, qui invoquera à plusieurs reprises les conventions internationales, se verra rétorquer par le juge passablement exaspéré : «Je répète, la loi internationale ne s'applique pas, les conventions de Genève ne s'appliquent pas. Vous avez été désigné comme un ennemi combattant. Ce tribunal écoutera de manière impartiale les explications que vous donnerez à propos de vos actions». Et les entorses au droit international ne se limiteront pas au territoire américain (Guantanamo compris) puisque certains prisonniers ont été enlevés alors qu'ils se trouvaient dans des pays tiers, à l'instar de cet Algérien capturé en Bosnie : «Le mot combattant ennemi signifie un prisonnier qui a été arrêté sur le champ de bataille, une arme à la main. Dans mon cas, j'ai été kidnappé de ma maison par les Américains», protestera-t-il. Il affirme qu'il n'a même pas fait l'objet d'un interrogatoire traitant de la raison avancée pour son incarcération: complot contre l'ambassade américaine à Sarajevo. Les mauvais traitements infligés aux prisonniers sont courants. L'un des Marocains récemment libérés en fera les frais : selon Me Hassan Halhoul, avocat de Najib Lahssini, son client aurait perdu l'usage de la main suite aux mauvais traitements subis à Kandahar, alors qu'il se trouvait sous la responsabilité des forces américaines. Par ailleurs, si la sous-traitance de la torture a été largement médiatisée (l'Egypte est mentionnée dans l'un des entretiens), les forces américaines auront ajouté pas moins de 17 nouvelles méthodes d'interrogatoire au manuel de terrain de l'armée de 1987, avec l'approbation officielle du secrétaire d'Etat à la défense Donald Rumsfeld. Les Marocains ne seront pas épargnés : Najib Lahssini, ramené au Maroc à l'occasion de la visite officielle de D. Rumsfeld, est le premier sur lequel on ait testé les méthodes d'alimentation forcée, explique son avocat, Me Halhoul, qui ajoute que 9 Marocains seraient toujours retenus sur place. Etrangement, la publication de ces documents aura coïncidé avec des déclarations américaines et britanniques suggérant que le centre devrait être fermé. Guantanamo renferme-t-elle le secret qui fera tomber George W. Bush, à l'instar de Lyndon Johnson durant la guerre du Vietnam ? De leur côté, plusieurs défenseurs des anciens de Guantanamo au Maroc envisagent d'intenter un procès aux autorités américaines, à l'instar de ce qui s'est fait en France et en Grande-Bretagne, mais des contraintes majeures apparaissent déjà. «Ce dossier ne peut pas être déposé en dehors des Etats-Unis, car s'il est traité par la justice marocaine, nous ne pensons pas qu'il aura valeur aux yeux des Américains», explique Mustapha Ramid, avocat de Alami Slimani. Selon lui, pourtant, le projet est bloqué car les familles des concernés n'ont pas les moyens de porter plainte sur le territoire américain Le vide juridique prive les prisonniers de tout recours puisqu'ils ne sont ni des prisonniers de guerre ni des prisonniers ordinaires. Le statut «d'ennemi combattant» n'existe pas en droit international. Une procédure contre l'administration américaine à l'étude La Vie éco : Combien de Marocains reste-t-il aujourd'hui à Guantanamo ? Me Hassan Halhoul : Quand les trois derniers sont rentrés de Guantanamo (ndlr : Najib Lahssini, Mohammed El Ouali et Mohammed Souleïmani Laalami), ils ont dit que 9 Marocains étaient restés sur place. Dans quel camp se trouvaient vos clients ? Je ne les ai pas interrogés à ce sujet. Mais il faut que vous sachiez une chose : parmi les gens que je représente, il y a Najib Lahssini, qui a été la première personne dont on a interrompu la grève de la faim avec la méthode d'alimentation forcée. Des procès ont été intentés en Grande-Bretagne et en France au nom d'anciens prisonniers, contre les Etats-Unis. Et au Maroc ? Nous sommes en train d'étudier, avec un groupe de collègues chargés de la défense d'anciens prisonniers, le lancement d'une procédure contre l'administration américaine. En effet, plusieurs prisonniers souffrent de séquelles physiques, comme Najib Lahssini qui a perdu l'usage de la main alors qu'il se trouvait à Kandahar, aux mains des soldats américains. D'autres souffrent de maladies graves, mentales, physiques. Nous allons donc exiger de l'administration américaine de payer des dommages et intérêts pour un emprisonnement de quatre ans, illégal, contraire aux droits de l'homme et qui porte atteinte aux lois américaines elles-mêmes, ces dernières exigeant le jugement de l'accusé dans les cent jours Maître Hassan Halhoul Avocat de trois ex-prisonniers de Guantanamo