La transition démographique, dans sa deuxième phase, celle d'une forte baisse de la fécondité, a commencé dès le début des années 80. La fenêtre d'opportunité démographique, elle, s'est ouverte à partir des années 2000, elle se refermera en 2038. Quel dividende le Maroc en a-t-il tiré ? L'évolution du profil démographique de la société marocaine, en particulier la baisse du taux de fertilité, est censée impacter positivement le développement économique du pays. Les spécialistes appellent cela "dividende démographique". Des pays en ont déjà tiré profit, accédant en une génération (1965-1990) au rang de pays développés : Corée du sud, Taïwan, Hong-Kong, Singapour, soit les quatre "dragons'' asiatiques que l'on a appelés un moment les nouveaux pays industrialisés (NPI), avant de les désigner tout simplement par le qualificatif de "pays développés". Quid de la situation au Maroc ? Selon Mohammed Fassi Fihri, statisticien-démographe au Centre d'études et de recherches démographique (Cered) du HCP, qui vient de consacrer une étude à la démographie maghrébine dans le dernier numéro des Cahiers du Plan, le Maroc est entré dans la deuxième phase de sa transition démographique, celle de la baisse de la natalité – la première étant celle de la baisse de la mortalité – dès le début des années 80. Cela fait donc près de quatre décennies déjà. Mais à quel moment de la transition démographique s'ouvre la fenêtre d'opportunité permettant justement de bénéficier de l'aubaine démographique? Le critère généralement retenu est celui du rapport de dépendance, soit l'effectif de la population âgée de moins de 15 ans et celle âgée de plus de 60 ans, rapporté à la population âgée de 15 à 59 ans : lorsque ce rapport est inférieur à 65%, un pays peut se dire qu'il dispose, à partir de ce moment, d'un atout pour accélérer sa croissance économique et, plus encore, son développement. Dans le cas du Maroc, le rapport démographique, sous l'effet notamment de la baisse de la proportion des moins de 15 ans, a reculé de 102,8% en 1971, à 94% en 1982, à 79% en 1994 et à 63% en 2017, selon le Cered. Plus précis encore, Mohammed Fassi Fihri indique que «la fenêtre d'opportunité, correspondant au dividende démographique, s'est ouverte pour les pays du Maghreb, sauf la Mauritanie, depuis le début de la décennie 2000». Plus de la moitié de la population en âge de travail ne participe pas à la création de richesse En clair, cela fait près de vingt ans que le Maroc a une configuration démographique potentiellement porteuse de croissance. Potentiellement seulement, car la capture du dividende démographique n'est pas automatique. Il ne suffit pas d'avoir une population en âge de travailler (15-60 ans) plus nombreuse que celle des moins de 15 ans et des plus de 60 ans pour que la croissance s'installe, que le développement advienne. Cette opportunité ne se transforme en gain effectif qu'en présence de politiques publiques inclusives, d'un environnement favorable en somme. Mieux encore, la fenêtre d'opportunité offrant la possibilité de profiter du dividende démographique ne reste pas ouverte pour l'éternité. Elle se referme au bout d'un certain temps. Et c'est précisément à ce niveau que l'étude de Mohammed Fassi Fihri devient encore plus intéressante. Pour le Maroc, comme pour la Tunisie d'ailleurs, la fenêtre d'opportunité devrait se refermer vers 2038 (2043 pour l'Algérie et 2047 pour la Libye, précise notre démographe). Suivant ce schéma de transition démographique du Maroc, la moitié du temps que dure l'ouverture de la fenêtre d'opportunité est déjà consommée. Et au vu des indicateurs socio-économiques produits par les institutions officielles, parmi lesquelles le HCP, il est permis de conclure que jusqu'à ce jour le Maroc n'a pas (encore ?) su ou pu transformer l'aubaine démographique en dividende éponyme. Et l'une des illustrations les plus parfaites de cet état de fait est la baisse continue du taux d'activité. De 54,5% en 1999 – ce qui n'était déjà pas énorme – ce ratio tombe à 46,2% en 2018. Sur ce point, le Maroc fait partie des très rares pays à avoir un taux d'activité inférieur à 50%. En cela, il ne diffère pratiquement en rien des autres pays de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient où le taux d'activité est de 48%, selon la Banque mondiale. Dans les pays de l'Union européenne, ce taux est de 57% en 2018. Pareil dans ceux dans de la zone euro. La moyenne mondiale étant, elle, de 61,4%, toujours selon la Banque mondiale. Le rapport de dépendance est favorable mais pourrait se dégrader dans quelques années Cela veut dire que le gonflement de la population en âge de travailler, au point de représenter 62% de la population totale du Maroc, ne profite pas vraiment à l'économie nationale, en ce sens que la moitié de cette tranche d'âge est absente du marché du travail, donc ne participe pas au processus de création de richesses. D'où cette question, qui s'impose d'elle-même : ce qui devait être une aubaine démographique se serait-il alors mué en trappe... démographique? Difficile d'y répondre de manière tranchée, mais une chose paraît évidente : le taux de chômage, depuis une bonne douzaine d'années, reste "coincé" dans une fourchette de plus ou moins 10%. Environ 1,2 million de personnes sont au chômage sur les 12 millions d'actifs que compte le Maroc. Il se trouve que cette rigidité à la baisse du taux de chômage s'est installée pratiquement au même moment où s'est ouverte la fenêtre démographique, soit depuis les années 2005-2006. Est-ce qu'il est possible de rattraper le retard au cours des années qui nous séparent de la date de fermeture de cette fameuse fenêtre d'opportunité ? Pour le démographe du Cered, le Maroc, ainsi que les autres Etats du Maghreb, «doivent engager les réformes indispensables pour bénéficier de cette aubaine exceptionnelle puisqu'ils ne seront jamais en meilleure position pour mettre leur économie en mouvement». Mohammed Fassi Fihri prévient que si ces réformes ne sont pas réussies, les conséquences en seront douloureuses: «Rater cette occasion, dit-il, c'est rater son rendez-vous avec l'Histoire et le prix en serait alors particulièrement lourd : risques d'instabilité, tensions, voire radicalisation de groupes de populations vulnérables, etc.» Près de 12 millions de retraités dans 30 ans Le hic est que dans une quinzaine d'années, c'est-à-dire demain, le rapport de dépendance, aujourd'hui favorable, pourrait se remettre à grimper pour atteindre 70% en 2050. Et cette remontée du rapport de dépendance serait moins le fait d'une hausse de la fécondité que de l'allongement de l'espérance de vie à la naissance aussi bien qu'au-delà de 60 ans ; et donc de l'augmentation numérique de la population de cette catégorie. D'ailleurs, si l'on ne tenait compte que des personnes âgées de 60 ans et plus, on constaterait que le rapport de dépendance les concernant est allé en s'aggravant depuis le début des années 80. Mais, c'est depuis 2015, précise le Cered, que l'augmentation du rapport de dépendance des personnes âgées s'est accélérée, passant de 154% à 201% en 2017. Ce qui est normal, soi dit en passant, puisque le processus d'amélioration de l'espérance de vie a démarré bien avant celui de baisse de la fécondité. Et ça continue. En 2050, la population totale du Maroc, selon les projections du Cered, devrait atteindre 43,6 millions d'habitants, soit un taux d'accroissement annuel moyen de 0,7%. A cette date, les 60 ans et plus représenteraient 26,5% de l'ensemble des 43,6 millions d'habitants, soit 11,55 millions de personnes. On le voit, le taux de progression de la population âgée de 60 ans et plus est plus rapide (3,3% par an en moyenne) que celui de l'ensemble de la population du pays (0,7%). Cette évolution, on s'en doute bien, n'aurait pas des conséquences que sur les caisses de prévoyance sociale (retraite et maladie) – qui se trouveraient contraintes de servir des prestations sur des durées de plus en plus longues. Aujourd'hui, déjà, l'espérance de vie moyenne à la date de mise à la retraite est de l'ordre de 20 ans ; ce qui explique les difficultés que connaît la CMR, notamment. En fait, la nouvelle structure démographique, où les "vieux" auront une place quantitativement de plus en plus importante, en particulier dans un contexte où le taux de participation demeure aussi faible, exercera également une forte pression à la fois sur l'Etat et la société de manière générale. Car, à supposer même que les retraités de demain disposeront tous d'une pension, ce qui est loin d'être le cas, il faudrait en outre mettre en place des structures d'accueil pour la prise en charge de ceux qui n'auraient plus de place au sein de familles de plus en plus nucléarisées, de moins en moins enclines à supporter les désagréments auxquels, souvent, donne lieu la fin de vie. Bref, le Maroc, à l'instar des autres pays du Maghreb, est requis de tout faire pour exploiter ce qui reste de la fenêtre d'opportunité, c'est-à-dire mettre au travail l'autre moitié de la population en âge d'activité, à tout le moins une proportion importante de celle-ci. C'est du travail des actifs que dépendra la prise en charge ou non des retraités, de plus en plus nombreux, et des enfants qui, à un rythme lent certes, continueront quand même de naître.