«Vois-tu, j'ai horreur de la viande du mouton, de sa peau et de tout le remue-ménage qui l'accompagne, mais je fais ça pour les gosses.» Ici, la réalité dépasse le mythe. Le double sacrifice de ce bon père de famille désargenté va au-delà du mythe originel, car, ne l'oublions pas, Abraham n'avait même pas acheté son mouton. L'humour peut-il, comme la poésie, offrir une échappatoire hors de «notre contradiction renouvelée, comme disait René Char, dans ce rebelle et solitaire monde des contradictions» ? En tout cas, rire de tout et de rien réconcilie l'homme avec ses propres contradictions et le hisse, autant que la poésie sinon plus haut, au rang d'individu libre, égal et hilare. Liberté, égalité, hilarité, voilà une trilogie sacrée et une devise commune qui devrait être universellement adoptée et inscrite au frontispice de tous les édifices de l'humanité. Tout un programme pour un monde qui navigue à vue, sans boussole et sans mât, au milieu des flots et des tempêtes de lendemains désenchantés. Le sanglot de l'homme moderne pressé a tordu le rire qui se dessinait sur son visage pour le transformer en rictus. Ulysse, traqué dans son périple marin par des divinités vengeresses ou sauvé par d'autres plus compatissantes, gardait son sens de l'humour en plus de celui de l'amour porté à Pénélope, son épouse, à Télémaque, son fils, et à Ithaque, sa patrie. Les mythes sont ces éternels poèmes de la vie qui perpétuent la tradition et donc la vie. Mais, en ce temps-là , les dieux avaient le sens de l'humour bien plus que les hommes. C'est par là peut-être que ces derniers ont péché et que l'on pourrait dater le premier malentendu de l'humanité. Restons dans les mythes pour faire une lecture actuelle et locale d'une information parue, la semaine dernière, dans ce journal pour ne pas aller loin (mais aussi – on ne va pas se gêner – pour se faire de l'autopromotion.) La fête du mouton, comme on dit alors que ce n'est pas gentil pour cet ovin, a coûté huit milliards et demi de dirhams. La part du lion, si l'on ose dire, revient à ce pauvre mouton, soit près de six milliards et demi. Autre rubrique de dépense qui est sans doute la plus originale, c'est l'opération immolation, dépiautage, dépeçage et autre brûlage de la tête du mouton. Cette agitation autour de l'ovin aura duré cinq heures et coûté 400 millions de DH mais en créant, comme diraient les optimistes béats de l'Anapec, des centaines d'emplois. Sauf que c'est le gisement d'emploi le plus éphémère depuis la création du monde et donc du boulot sur terre. On vous fera grâce de tout le folklore dépensier et ostentatoire qui accompagne ce sacrifice et tous les opérateurs téléphoniques qui greffent la modernité à la tradition et se font leur beurre sur la peau du mouton. Nous sommes donc en pleine confusion mythologique, et voilà pourquoi il vaut mieux en rire et considérer un tel sacrifice comme le mythe le plus tenace, et le «développement» qu'il engendre comme le moins durable. Une aubaine pour les anthropologues qui devraient nous remercier – les archéologues en font autant avec l'Egypte – d'être restés en l'état, tels qu'en nous-mêmes. L'éternité nous préserve : un mythe vivant à ciel ouvert. Or, aujourd'hui, qu'est-ce qu'un mythe, aussi fondateur soit-il, sinon l'écho d'un récit qui continue à résonner mais qu'il s'agit de faire raisonner pour en tirer leçons et morale pour le présent et l'avenir ? Son soubassement intellectuel est la clé d'une ouverture d'esprit pour l'utile et pour l'agréable. C'est de notre rapport à la fiction des lois et donc à son interprétation que dépend l'organisation de la société oà1 nous vivons. L'exemple au quotidien le plus trivial et le plus frappant n'est-il pas celui des feux rouges aux carrefours, doublés d'un agent de police pour veiller au respect de la circulation ? Ce système basé sur la fiction de l'autorité déclinée en trois couleurs : le rouge qui interdit, le vert qui autorise et l'orange qui prévient, existe depuis près de quarante ans. Mais seule la personnification de l'autorité est reconnue et crainte, et non sa fiction. Il ne s'agit pas ici d'un appel à une rationalité pure et dure qui exclut toute la magie du mythe et installe la raison comme un horizon indépassable. La raison est tributaire aussi, comme disait Kant dans sa fameuse Critique de la raison pure, de la sensibilité, seule à même de lui donner un contenu et donc une morale. Pour conclure, revenons à nos moutons pour rapporter cette réponse d'un type qui ne gagne même pas le prix de l'ovin qu'il voudrait sacrifier : «Vois-tu, j'ai horreur de la viande du mouton, de sa peau et de tout le remue-ménage qui l'accompagne, mais je fais ça pour les gosses.» Ici, la réalité dépasse le mythe. Le double sacrifice de ce bon père de famille désargenté va au-delà du mythe originel, car ne l'oublions pas, Abraham n'avait même pas acheté son mouton.