Seule nouveauté pour les clients du Balima : cette dame qui a pris possession de la terrasse. Assise sur le bord d'une jardinière, elle entonne en alternance, et selon l'humeur du moment, des chansons d'Oum Kaltoum et ce slogan manifestement engagé : «Laa liddolm». Une influence des « sit-in » d'en face, peut-être. «Sil'on vous sert une tasse de café, ne vous efforcez pas d'y trouver de la bière.» Ce conseil de Tchekhov, extrait de sa correspondance, me tombe sous les yeux au hasard d'une lecture évasive d'une vieille revue littéraire. Attablé à la terrasse du Balima, à Rabat, lieu de mémoire de la ville depuis plus de cinquante ans, ce café est un endroit stratégique pour qui voudrait mesurer l'esprit du temps marocain. On a déjà évoqué ici quelques anecdotes sur les personnages, locaux ou étrangers, qui ont fréquenté la terrasse du café ou son hôtel jadis prestigieux. Même le «Che» y résida – forcé et surveillé il est vrai – lors d'une brève escale au Maroc. On parle aussi de Mendès-France et de bien d'autres. Mais les plus proches de nous et de notre culture sont certainement Mohammed Khaà ̄r-Eddine pour la littérature et Tayeb Seddiki pour le théâtre. Mais puisqu'on parle de culture, revenons à Tchekhov et à sa tasse de café dans laquelle on est bien obligé aujourd'hui de forcer son imagination pour y trouver de la bière. Jusqu'aux années 80, on servait à cette terrasse des bières au même titre que du café, du thé ou du jus d'orange. Les consommateurs ou amateurs de l'un ou l'autre de ces breuvages coexistaient sans problèmes. Aujourd'hui, même les touristes hésitent à commander un apéro car le bar du café a rejoint celui de l'hôtel, planqué au fond de la terrasse derrière des rideaux hideux. De plus, à voir toutes ces petites théières moches et insaisissables, ces «cafés cassés» couleur de rouille ou ces Coca de presque un demi-litre, même le touriste le plus accro finit par se résigner à imiter les autochtones. C'est dire si l'air du temps a changé depuis que l'auteur de Ce Maroc nous a quittés. Il n'était pas le seul à préférer la petite mousse légère du demi à celle, épaisse et brûlante, du «café crème tiré». Bien d'autres s'en délectaient : quelques journalistes sans illusions, des comédiens sans rôles, des poètes sans rimes (parce que furieusement contre) ou des écrivains sans éditeurs ; sans compter quelques agents de différents services déguisés en intellos, livre ouvert et Flag «normal» sur la table, la «Spéciale» coûtant plus cher. Mais le personnage le plus assidu du Balima et quasiment le pilier (sans pour autant être un amateur de la petite mousse) était cet homme au port aristocratique dont le bagout et le culot n'avaient d'égal que le titre éponyme qu'il portait : le sultan de Balima. On lui prêtait toutes sortes de forfaits, d'arnaques et de supercheries. Mais comme on ne prête qu'aux riches et que cet homme cultivait le mystère en portant, avant qu'on ne le lui interdise, des habits d'apparat identiques à ceux d'un sultan, il est devenu une légende, puis un repris de justice avant de décéder, paix à son âme !, en laissant, dit-on, une nombreuse progéniture. Le peu de gens qui détenaient quelques bribes d'informations sur sa vie privée, dont notamment le cireur attitré du café et le gardien de voitures, diront plus tard qu'il vivait avec femme et enfants dans un quartier populaire de Salé et qu'il était un bon père de famille. On a les historiens qu'on peut. Aujourd'hui, le café Balima est réaménagé. Il expose sa terrasse face au Parlement oà1 des associations de diplômés sans emplois, de non-voyants sans perspective et de toutes sortes de contestataires sans le sou brandissent des banderoles et entonnent des slogans véhéments. Parfois, ces attroupements sont dispersés à coups de gourdins assénés par les forces de l'ordre. Un autre jour tout se passe sans heurts. Tout ce spectacle commence à lasser les badauds comme les habitués nouveaux du café. La faune de marginaux qui a toujours hanté ce lieu, dont le fameux marchand d'amandes grillées au nÅ"ud de papillon, les faux estropiés, les mendigots de tous les âges et les acrobates, est toujours là selon les horaires. Seule nouveauté : cette dame qui descend et remonte une partie seulement de l'avenue en poussant des chansons d'Oum Kaltoum et plus spécialement Baà®d annak, hayati âdab (loin de toi, ma vie n'est que souffrance). Elle a pris désormais possession des lieux. Assise sur le bord d'une jardinière de la terrasse, elle entonne en alternance, et selon l'humeur du moment, des chansons d'Oum Kaltoum et ce slogan manifestement engagé : «Laa liddolm» (non à l'injustice !). Une influence des sit-in d'en face, peut-être. Mais, curieusement, lorsque les diplômés s'attroupent, elle se replie vers la rue perpendiculaire derrière le café et attend la fin de la manif. Après la disparition du sultan de Balima, voici venu le règne de la cantatrice de ce lieu de mémoire de la capitale. Et pour paraphraser Tchekhov, ne vous efforcez pas à y voir un signe, ni un esprit des temps. Car, comme dirait l'autre, «quiconque épouse l'esprit du temps sera tôt fait veuf»