Il y a eu les Tutsis et les Hutus du Rwanda, il y a maintenant les chiites et les sunnites qui vont réinventer leurs «vérités», leurs mythes hiérarchisés, leurs martyrs et les tombes qui les accueillent. Tout cela finira en images et en boucle avec les commentaires des «experts en tout» qui hantent les plateaux de télé pour faire la promo de leurs livres rédigés précipitamment pour la circonstance. «La vérité est personnelle», disait René Char dans les Matinaux. Collective, elle ne peut être qu'une croyance ou une idéologie. Mais par les temps qui courent, toute vérité est portée par une foule en délire ou en liesse qui s'en va l'imposer au reste du monde. On le voit chaque jour en allumant la télé ou en lisant les journaux. Au Moyen-Orient comme ailleurs, cette vérité-là invente au quotidien une actualité faite d'atrocités et de violence. Elle met en scène les protagonistes d'un drame qui oppose les «bons» et les «méchants» face aux objectifs des caméras des médias qui déversent leurs images en boucle. La réalité a depuis longtemps dépassé la fiction et nous sommes devenus les spectateurs consentants de nos propres peurs. Il y a désormais une histoire en images, alors que nous ne connaissions que celle des écrits et des dits. C'est en cela aussi que l'humanité va changer sa perception du passé, sa lecture et son illusion. Déjà , le passé en tant qu'histoire écrite n'était pas source de vertus et d'enseignements. Qu'en sera-t-il maintenant qu'il est digitalisé, numérisé et mis à la portée de tous. A ce sujet, on peut relire avec profit un texte lumineux de Paul Valéry sur l'histoire dans «Regard sur le monde actuel», qui remonte au début du siècle dernier: «L'Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines». On peut affirmer que tous les peuples – même les peuplades des contrées les plus reculées – ont aujourd'hui leurs images. Grâce aux progrès des technologies de la communication, tout un chacun peut se mettre en images, partager ces moments, les conserver ou les truquer. Maintenant, quelles sont les images qu'on renvoie de ces peuples, en liesse ou en délire et très souvent en guerre ? Quel est ce fameux contrechamps qui fait la différence et invente une autre «vérité» ? C'est celui qui se déverse tous les soirs dans les JT de toutes les chaà®nes du monde. Il y a eu les Tutsi et les Hutus du Rwanda, il y a maintenant les chiites et les sunnites qui vont réinventer leurs «vérités», leurs mythes hiérarchisés, leurs martyrs et les tombes qui les accueillent. Tout cela finira en images et en boucle avec les commentaires des experts en tout qui hantent les plateaux de télé pour faire la promo de leurs livres rédigés précipitamment pour la circonstance. Comme la nature, l'info a horreur du vide. La voilà servie grâce à ce tout-à -l'image qui charrie l'horreur au quotidien dont on fera l'Histoire de demain et de tous. «Désormais, disait déjà Paul Valéry après la guerre de 14-18, quand une bataille se livrera en quelque lieu du monde, rien ne sera plus simple que d'en faire entendre le canon à toute la terre». Quel scénariste pourrait demain écrire un film sur ce qui s'est passé en Irak, par exemple, comme il l'aurait fait pour la guerre de Troie ? La fiction de demain n'aura plus la même épaisseur fantasmatique tant elle a été «réalisée» au préalable. Faut-il le déplorer pour autant ? Certainement, car les peuples protagonistes n'ont pas fabriqué leurs images. Pire encore, celles qu'ils ont livrées d'eux-mêmes ne sont que les «rushes» (images en vrac) d'un mauvais film tourné à leur insu. Le point de vue qui en restera servira à ceux qui se pencheront sur leur cas pour en faire une vérité historique ou une histoire filmique. Et c'est ainsi que nous risquons, nous autres peuples sans mémoire d'avenir et sans images du présent, d'entrer à reculons dans le futur comme dans un film rembobiné. Car lorsqu'on tourne le dos à son avenir, comme dirait un humoriste, on l'a souvent dans le baba. Mais rien n'est encore perdu car il y a toujours un salut. Il reste à ne pas oublier le hors-champs, là oà1 la vraie vie se passe : sortir du cadre, inventer l'impossible et créer son histoire. Proclamer en somme avec Sartre dans la conclusion de son livre autobiographique «les Mots» : «Si je range l'impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et qui vaut n'importe qui»