Il y a les journalistes, une vague corporation hybride qui brasse, selon le titre, des mots vains, de la morale à but électoral, du vent, des infos plus ou moins utiles, mais parfois aussi des opinions bien trempées, des piqûres de rappel qui font du bien en ces temps sans mémoire. Le penseur qui pense en silence boude cette presse et la trouve trop bruyante ou juvénile. Quel philosophe, penseur, intellectuel ou «mouthaqqaf», comme on dit plus généralement chez nous, oserait avouer qu'il n'est qu'un «penseur d'occasion» ? C'est pourtant ce que confesse un philosophe français très peu médiatisé – et pour cause – Frédéric Shiffter, auteur d'un livre affublé d'un titre tout aussi teinté d'humilité : Philosophe sans qualités (Ed. Flammarion). Le propos, ici, dans cette modeste chronique, a souvent été de rire de ce qui est considéré comme un savoir sérieux : la philo, la poésie et, bien entendu, la politique. Il n'y pas de raison de ne pas continuer. Pour commencer, vous remarquerez qu'il n'existe plus de lien entre ces trois disciplines, sauf si l'on remonte très loin dans l'histoire des idées, de l'Antiquité au XIXe siècle. De Platon à Hugo en passant par nombre de philosophes, en Andalousie comme pendant la Renaissance, qui ont pensé la politique lorsqu'ils ne l'ont pas exercée directement ou en qualité de conseillers des princes et des hommes du pouvoir. De nos jours, au Maroc, les penseurs pensent en silence mais d'une manière permanente et assourdissante. Vous entendez sans doute, si vous tendez l'oreille, le bruit du silence de leurs cogitations, leurs polémiques et le vacarme des idées qu'ils agitent pour réagir aux différentes décisions prises dans la gestion de la cité, le débat sur la religion et la politique, la politique tout court, les élections, le mode de scrutin, les réformes de toutes sortes, le cinquantenaire et son rapport, le rapport sur les années de plomb, l'éducation, le paysage audiovisuel, la presse et ses déboires, le tourisme sexuel ou le tourisme total avec Marrakech comme illustration et métaphore…, la vie quoi ! Entendez-vous ce silence qui prolonge une longue méditation philosophique ? Non ? Alors qui dira le tort de ceux qui ont le pouvoir dans la cité lorsqu'ils en abusent ? Qui mettra un peu de pensée, un peu de sens dans la danse folle qui parfois entraîne la foule qui s'affole ? Qui sera la sentinelle vigilante de l'esprit et de l'espoir pour faire le guet entre la pensée magique des croyances et les certitudes de la machine technocratique ? Silence, on pense ! Faut-il réveiller le penseur qui dort ? Oui, car c'est l'heure pour lui de prendre ses barbituriques. Il reste pour réfléchir et dire des choses sensées, quelques «experts» éclairés, poètes égarés dans les choses et les chiffres de la politique et de l'économie. Ils ne jouent pas les Cassandre mais ne tirent pas non plus des plans sur la comète. Portés par une légitime colère, l'échine droite et le verbe haut, ils ont fait de l'indignation un devoir et de l'insolence un droit. Et puis il y a les journalistes, une vague corporation hybride qui brasse, selon le titre, des mots vains, de la morale à but électoral, du vent, des infos plus ou moins utiles, mais parfois aussi des opinions bien trempées, des piqûres de rappel qui font du bien en ces temps sans mémoire. Le penseur qui pense en silence boude cette presse et la trouve trop bruyante ou juvénile. Tel est donc le paysage marocain de la pensée (PMP) et il n'y pas de quoi attraper un surmenage ni se faire des nœuds au cerveau. Même au PMU, on use davantage de ses méninges en soupesant le poids du jockey, en débattant à propos des chances et des handicaps de tel canasson, en avançant des arguments en faveur de telle jument alignée à la corde ou en critiquant globalement l'ambiance de la course à cause d'une météo pourrie ou des magouilles de certaines écuries. Et lorsque, d'aventure, l'on gagne, dans l'ordre comme dans le désordre, tiercé ou quarté, le débat continue : on pense aux prochaines confrontations équines, on suppute, on impute, on dispute aux autres parieurs le moindre bout de sabot d'un cheval virtuel dans l'arrière-salle enfumée d'un bar mal famé. On discute de tout au PMU : des hommes, des femmes et des chevaux. Pas au PMP, car, chez ces gens-là, monsieur, on ne parle pas, on ne pense pas, même pas à l'occasion, même pas de temps en temps. On attend, on mange et on se couche. Peut-être a-t-on pris à la lettre et donc intellectuellement mal digéré cette pensée de Wittgenstein dans Remarques mêlées (Ed. GF Flammarion) : «Il y a toujours plus d'herbage pour le philosophe dans les vallées de la bêtise que sur les hauteurs arides de l'intelligence».