Le coup d'Etat donne les coudées franches à Erdogan. Son charisme et sa personnalité ont un rôle catalyseur auprès des masses. Une vague de purges sans précédent est déclenchée. Jusqu'où ira-t-il pour écraser ses adversaires ? L'histoire de la Turquie contemporaine est celle d'un conflit permanent entre islam et laicité, démocratie et autoritarisme, peuple et élite. Révolution conservatrice, l'arrivée du Parti de la justice et du développement (Adalet Kalkinma partissi – AKP) au pouvoir en 2002 a bousculé les choix de société opérés au début du XXe siècle. Synonyme d'archaïsme social, d'obscurantisme religieux, l'islam était le miroir négatif de l'identité turque. L'AKP voulait apporter un démenti au stéréotype que l'islam serait réfractaire à la démocratie. Il voulait en faire le ciment d'un nouveau pacte social, un modèle pour le monde musulman du Maroc à l'Indonésie. Le coup d'Etat militaire écorche ce message. Ce coup de force est le symptôme d'un «modèle» qui n'a pas encore réglé ses contradictions. L'islam politique en Turquie s'est décliné de manières variées : la lutte armée, l'entrisme dans les partis de gouvernement, la création de mouvements islamiques à vocation électorale. Il a été tour à tour incarné par le Parti de l'ordre, puis du Salut national, puis par le Refah (Parti de la prospérité), le Parti de la vertu (Fazilet partissi), le Parti de la félicité (Saadet partissi). Dans ce parcours, de vives tensions ont opposé réformistes et conservateurs sur les questions de démocratie interne mais aussi sur les projets de société, les compromis avec l'Etat-major et les élites occidentalisées. Parmi les jeunes rénovateurs, un homme s'est distingué, il s'agit de Tayp Erdogan. Plébiscité pour sa gestion d'Istanbul, il a créé en 2001 l'AKP. Rejetant l'opposition frontale, Erdogan opte pour une ligne réformiste d'apaisement. Refusant le qualificatif d'islamiste, il définit son mouvement comme fondé sur une approche «démocrate conservatrice». Le parti prône l'intégration à l'Union Européenne, l'économie de marché, la bonne gouvernance et la défense des valeurs traditionnelles. L'accent est mis sur l'adaptation au «standard universel», à l'ouverture, à la concurrence mondiale, au dialogue avec la société civile, le respect de l'individu et du libéralisme constitutionnel. Le succès de l'AKP valide la montée en puissance d'une nouvelle élite islamiste portée par trois vecteurs : un parti politique aux solides assises populaires, un patronat islamique conquérant : le Musiad, des confréries religieuses qui irriguent la société en profondeur. Dans la gestion du pouvoir, de nombreux événements ont mis à mal l'imagerie dorée du «modèle turc», de «l'approfondissement démocratique» défendu par l'AKP. En 2012, les affrontements de la place Taksim ont montré qu'un pouvoir très conservateur impose des normes sociales perçues par la frange libérale de la société comme autant de régressions sur le plan des libertés individuelles. Ils illustrent brutalement les clivages idéologiques de la société turque, révélant au passage les contradictions d'un modèle de croissance rapide et, par certains côtés fragile, doublé d'une volonté d'influence régionale de plus en plus difficile à concrétiser. Les dérapages autoritaires d'Erdogan suscitent des interrogations sur sa conception de la démocratie. Elle est longue la liste de ses compagnons de route sacrifiés. Si des rivalités existent, elles sont largement compensées par les liens d'affaires et familiaux tissés entre les différents lignages. Sûres de leur puissance, elles investissent simultanément la société et l'appareil d'Etat. La tarikat de Fethullah Gulen est l'exemple le plus abouti. Beaucoup de ses membres ont rejoint l'AKP. Tant et si bien que l'on peut se demander si elle soutient l'AKP ou si elle est la force qui est derrière. Patiemment, la tarikat a investi et reconfiguré en silence l'appareil d'Etat. Police, armée, justice sont progressivement infiltrés. Le processus de pénétration avait commencé depuis longtemps, mais il s'est amplifié avec l'arrivée au pouvoir d'Erdogan, qui a utilisé la tarikat pour reprendre l'armée, noyauter la fonction publique et l'Education nationale. En quelques années, les disciples de Gulen ont créé un vaste empire médiatique et financier. Ils sont devenus en mesure de peser de manière décisive sur les décisions du pouvoir. C'est ainsi que longtemps allié d'Erdogan, Gulen est devenu l'un de ses farouches adversaires. Le coup d'Etat donne les coudées franches à Erdogan. Son charisme et sa personnalité ont un rôle catalyseur auprès des masses. Une vague de purges sans précédent est déclenchée. Jusqu'où ira-t-il pour écraser ses adversaires ? Obsédé par la «présidentialisation» du régime, il compte soumettre à référendum une réforme de la Constitution pour se donner les pleins pouvoirs. Dans la transformation en cours, les éventuelles tensions entre Washington et Ankara ne doivent pas masquer les intérêts convergents des Turcs et des Américains dans la région (sécurité, approvisionnement énergétique, corridor Est-Ouest..). L'Europe tétanisée par la question des migrants, de Daesch et l'ambiguïté de sa position sur l'adhésion de la Turquie dénonce du bout des lèvres les atteintes aux libertés. Le pouvoir turc se montre opportuniste et exploite la situation. Dans ce contexte, une composante de la société turque, celle des classes moyennes citadines est préoccupée des dangers pesant sur son mode de vie. Ce groupe attache une grande importance à la primauté du droit, rejette l'évolution d'une société qui s'orienterait vers un communautarisme ethnico-religieux. Il craint une remise en cause de l'Etat de droit, la disparition de la méritocratie dans les critères de promotions au profit de la solidarité religieuse. Le miroir turc s'est-il brisé sous les tensions de son modèle ?