La politique et la démarche idéologique de l'Etat et du Département ministériel qu'il a chargé des affaires religieuses datent depuis dix ans déjà. Le temps passe vite, comme les choses qui peuvent marquer de façon néfaste une époque. Une décennie pourtant. Durant cette décennie, la gestion du fait religieux est sortie de sa sphère culturelle et dévotionnelle pour accompagner et devenir une pièce importante de la politique et de l'idéologie de l'Etat aux fins de contrecarrer toute sensibilité spirituelle qui ne pousse pas dans le sens des choix des Gouvernants. La tâche confiée à ce Département était lourde. Elle consistait en une mission de vigilance et de tentatives d'endoctrinement des croyants ; au lieu d'être une politique d'ouverture vers la diversité, le respect et l'acceptation de la sensibilité de l'ensemble des citoyens. Cette démarche de vigile, par fonction auxiliaire des sécuritaires, et cette approche sélective exercée avec zèle au profit de certains courants identifiées, a fait perdre à ce ministère et à cette politique l'essentiel de leur crédibilité auprès des forces montantes dans la société. Ainsi, ont été et continuent d'être privilégiées, à côté de l'encadrement hiérarchisé des oulémas organisés désormais en services administratifs, les écoles et les confréries se réclamant d'un soufisme marqué par des pratiques spirituelles sous l'égide d'un maître ou d'un guide qui a pris soin de donner des gages de discipline au Pouvoir. Peu importe ce que sera demain l'ordre établi, ces courants lui donneront les mêmes gages. C'est une question d'intérêts bien compris. Ce constat, même s'il est détestable, n'a pas empêché les responsables de la politique religieuse de consacrer un vaste budget et des moyens hypertrophiés à ces officines et leurs adeptes, justement pour augmenter leurs nombres et leur donner pignon sur rue. Au début, cette politique a connu un certain engouement. Elle se voulait festive, mystique et en filigrane demandait aux adeptes de se détacher de la contestation du Pouvoir et de la politique, c'est à dire des aspects essentiels de la vraie vie. L'objectif, même pas caché, est de contrecarrer la montée de l'Islam de de libération des comportements et de contestation à l'égard de la Gouvernance étatique qui pourtant accumule les mauvaises performances comme l'attestent les rapports incontestables des Organismes internationaux. L'appréhension était que cette contestation de la gouvernance se transforme en remise en cause directe du Pouvoir politique lui-même. Dès lors étaient dans le collimateur et sous la menace du Pouvoir, à des degrés divers, l'ensemble des courants se proclamant de cet Islam qui se permettait de critiquer. Etaient visés les courants de la Salafiya, comme premier objectif à abattre, le mouvement Al Adl wa Al Ihsan, auquel on refuse la reconnaissance, et dans une moindre mesure, le PJD, toléré par un Pouvoir qui fait toutefois tout son possible pour réduire son influence. Cette gradation dans le degré d'acceptation par le Pouvoir apparait clairement dans la gravité de la répression à laquelle chacun des mouvements a été victime ou confronté. Le mouvement Salafiste a été le plus durement réprimé. Sous prétexte ou même sans prétexte, ses adhérents ont connu les plus inhumaines des tortures, des peines de prison qui ne cachaient pas la volonté de l'Etat de les éradiquer ou de les mettre au trou le plus longtemps possible, des souffrances infligées à eux et à leurs proches qu'aucun prix ne peut racheter. Avec la mise en œuvre de cette volonté du Pouvoir d'éradiquer ce mouvement, le Maroc a connu la plus horrible période de répression de toute son Histoire. Les victimes se comptent par milliers. Et personne ne peut dire qu'il ne savait pas ; surtout les tenants du pouvoir réel qui acceptaient parallèlement l'existence des centres de détention secrets et la sous-traitance de la torture décidée par les Américains. Al Adl wa Al Ihsan n'a pas de son côté fini de payer le climat de répression qui s'abat sur lui depuis des décennies. Le nombre de ses militants emprisonnés et molestés est incalculable. Son tort est d'avoir une pensée dissidente et de ne pas entrer dans le rang comme le désire le Pouvoir. Le PJD, par contre, semble désormais en train de se frayer son chemin dans l'espace politique à force de concessions et de gages de sagesse dans le respect du pouvoir établi. La Salafiya, Al Adl et le PJD n'ont pas l'exclusivité de cette répression. Deux autres partis (Al Badil Hadari et Mouvement pour la Oumma) qui ont un référentiel islamique, ont aussi été traqués ; leurs dirigeants emprisonnés et leurs structures dissoutes. Pourtant, les deux avaient proclamé leur adhésion sans réserves à l'action politique pacifique et non violente. Rien n'y a fait. La décision de réprimer était politique. Face à l'ensemble de ces mouvements contestataires, l'Etat a voulu donner le change et propager l'idée selon laquelle un autre Islam, mystique et éloigné de la chose publique, existe et que c'est celui là qui a les faveurs des Gouvernants. En fait, dès le départ, l'idée était vouée à l'échec. Trois facteurs vont être à l'origine de son incontestable faillite. Le premier est que le cadre et les présupposés de la politique du fait religieux décidés par le Pouvoir ont été très vite et définitivement largués. Les porte-paroles de cette politique sont devenus politiquement inaudibles. C'est qu'au départ, ils n'étaient pas préparés aux débats d'idées et de société, et encore moins à la défense de leurs points de vue sur la scène publique. En fait, leur qualité intrinsèque est d'alimenter les applaudimètres et d'amplifier sans états d'âme les choix des décideurs. De parfaits sujets en somme. Leur utilité est, de la sorte, incontestable en période de consensus. Mais, elle est moins évidente lorsque le débat politique s'échauffe et donne naissance à de nouvelles idées et de nouveaux leaders d'opinion. Aujourd'hui, ils apparaissent comme des acteurs dépassés du statu quo. L'autre facteur est le fruit d'une erreur du Pouvoir lui-même. Par sa politique d'injustice à l'égard de la Salafiya, il a contribué malgré lui à leur donner un cadre pour homogénéiser leurs actions et à les réunir autour d'une cause au potentiel imprévisible. Ils ont su en tirer profit aux moyens de leur combativité, leur vivacité et leur désir de travailler comme participants au sein de la collectivité. Ils sont performants dans les nouvelles technologies de l'information et ont intégré naturellement le Mouvement du 20 Février. Ils figurent désormais parmi les acteurs influents de la volonté populaire pour le changement. Le troisième facteur explicatif de l'échec de la politique religieuse de l'Etat est l'avènement du vent de révoltes qui chasse progressivement le despotisme de la région. Les revendications ont changé de nature. La parole a été libérée et surtout les peuples se sont émancipés et ont appris à se mobiliser grâce aux nouveaux moyens de communication. Les despotes ne peuvent plus réprimer en huis clos. La demande démocratique et les exigences de justice, de liberté et de transparence s'expriment sans censure. Or, comme dans une sorte de jeu de boumerang, la politique de l'Etat lui revient à la figure. L'Etat se révélant nu, il essaie de reprendre la main. Il tente à nouveau de recruter et de récupérer certaines figures qu'il avait au paravent persécutées. Les déclarations des Cheikhs Fizazi et Maghraoui, le premier à sa sortie de prison et le second à son retour de l'Arabie Saoudite, peuvent le laisser croire. En tout cas, le premier a déclaré qu'il faut purifier le mouvement de 2O Février, le second s'est prononcé contre les manifestations. Rien moins que cela! Or, en recourant à cette méthode de récupération et à cette technique de recrutement, l'Etat risque de juxtaposer à côté du premier échec de sa politique religieuse, une deuxième faillite qui ne pourra que lui faire perdre encore plus la main. Si tant qu'il en garde encore une en ce domaine. Quoiqu'il en soit, ces honorables lettrés peuvent être vulnérables devant certaines promesses. L'Etat peut aussi utiliser ses moyens pour leur fabriquer une nouvelle notabilité, peut- être un passé et médiatiser leurs faits et gestes. Les prémices de cette campagne sont d'ailleurs déjà repérables. L'Etat peut préparer et peut planifier tout cela en leur faveur. Ils ne relèveraient pas moins d'un temps passablement suranné. Leur capacité de mobilisation est négligeable face à la vague de contestation qui traverse le pays comme une lame de fond. En les rappelant au souvenir des jeunes du 20 Février, l'Etat est en train de démonter qu'il n'a pas d'alternative crédible. Et qu'il est définitivement dans une mauvaise passe.