L'économiste marocain Najib Akesbi avait donné cette interview il y a plusieurs mois de celà. L'entretien qui a été accordé à un hebdomadaire marocain, n'y a jamais été publié. Lakome.Com le diffuse pour ses lecteurs. Comment l'économie de rente a réussi à occuper une place prépondérante dans le tissu économique marocain ? La rente est le fruit de l'histoire et de choix politiques précis. L'économie de rente est fondamentalement un système de gouvernement. Pour faire simple, c'est l'utilisation du pouvoir politique pour obtenir indûment d'avantages et de privilèges économiques, pour s'enrichir en dehors des lois de l'économie de marché. Le pouvoir au Maroc a consolidé son assise politique grâce à l'économie de rente. Quand on accorde des agréments pour des lignes de transport de voyageurs, ou des fermes de la SODEA ou la SOGETA à des dignitaires de l'armée, de la politique ou du monde des affaires, on le fait pour obtenir en contrepartie sujétion, fidélité et loyauté. Le réseau d'intérêt qui se crée ainsi favorise la stabilité et la pérennité du régime. Mais au-delà des agréments et autres passe-droits, le pouvoir politique s'est également assuré des positions dominantes dans de nombreux secteurs qui sont des sources d'un énorme mais illégitime enrichissement. En somme, l'économie de rente procède d'un usage abusif de l'autorité politique pour s'accaparer des gains économiques. Malgré cela l'économie marocaine semble connaitre un dynamisme important ? Ce n'est pas contradictoire. Prenons l'exemple du secteur sucrier. Cosumar détient aujourd'hui le monopole dans ce secteur si névralgique, si vital pour la population, et du reste à ce titre subventionné par l'Etat –donc le contribuable- au niveau des prix à la consommation. Au regard des principes les plus élémentaires de l'économie de marché, c'est une chose anormale. Il est évident que si cette entreprise détient ce monopole c'est parce qu'elle est propriété du groupe ONA-SNI, lequel est pour une bonne part propriété de la famille royale. Dans d'autres secteurs, tout aussi importants et névralgiques, des entreprises de ce même groupe ou appartenant directement à une autre holding royale, occupent des positions dominantes, normalement condamnées par toutes les lois sur la concurrence, mais qui n'en continuent pas moins de sévir, et prospérer, précisément en raison des privilèges qu'elles arrivent à obtenir, comme par exemple les cas de Lesieur Cristal et de la Centrale laitière dans les secteurs de l'huile de graines et du lait ainsi que ses dérivés. Dans l'agriculture, le groupe des domaines royaux est de loin le premier groupe agro-industriel, et au regard de cet état de fait, comment ne pas le relier avec l'exonération fiscale dont le secteur agricole bénéficie depuis trente ans ? De même qu'on peut se demander si l'absorption de Wafabank par Attijari –donnant lieu au mastodonte AttijariWafa- aurait pu être possible si elle n'avait reposé avant tout sur un rapport de force politique… On peut encore rappeler les conditions dans lesquelles le troisième opérateur téléphonique a pu accéder à ce marché plus que juteux… Bref, on n'en finirait pas de citer les exemples qui tous témoignent d'une réalité commune, faite d'abus de pouvoir, de conflit d'intérêts, de passe-droits, d'autorité politique mise au service d'une accumulation illégitime de gains économiques et- financiers. Les secteurs concernés peuvent faire preuve de « dynamisme », mais justement, la question qui se pose alors est évidemment celle de ses bénéficiaires : dynamisme oui, mais pour qui ? Pourtant le Maroc a poursuivi une politique de libéralisation depuis les années 80 pour casser de tels monopoles… La politique de libéralisation est pour une grande part un leurre. On ne libéralise que ce qu'on veut bien libéraliser et qui ne porte pas atteinte à certains intérêts bien établis. Je donne l'exemple encore une fois de Cosumar : il faut savoir que, avec son monopole, cette entreprise n'est pas seulement « protégée » de la concurrence locale au niveau du marché intérieur, mais elle est aussi protégée vis-à-vis de la concurrence étrangère grâce à des droits de douane encore trop élevés. Le blocage actuel que connaissent les négociations avec l'Union Européenne en vue de la conclusion d'un accord sur la libéralisation des services est en partie aussi lié à certains intérêts qui pourraient être menacés par une concurrence trop agressive venue d'Europe… On peut dire que les secteurs libéralisés sont ceux où la rente a faibli, voire disparu, aors que ceux où cette dernière est encore forte, la libéralisation, si elle a lieu, a toutes les chances d'être contournée, voire pervertie… Comment le Maroc peut-il rompre avec cette économie sans trop de dégâts ? En finir avec la rente est plus simple qu'on ne pense. À partir du moment où il y a une volonté réelle d'en finir avec cette économie, croyez-moi, c'est possible. Il est vrai qu'il faut avoir le courage politique d'affronter des intérêts puissants, de casser des alliances politiques et se défaire de certains soutiens… Dans les cas des agréments du secteur du transport cela semble impossible ? En finir avec ces agréments n'est certes pas la bataille la plus facile dans la guerre contre les privilèges, mais nous ne serons ni les premiers ni les derniers à l'engager et la gagner. C'est fondamentalement une décision politique. Certes, il faudra bien traiter certains « cas sociaux » mais il faut savoir que la grande majorité de ceux qui bénéficient des agréments de transport ne sont pas si pauvres… Arriver à casser le système des agréments permettra d'ouvrir ce secteur à la concurrence loyale sur la base d'une compétition ouverte à tous, de cahiers de charge où les droits et devoirs de tout un chacun sont définis au départ et respectés par tous. Le groupe ONA se prépare à céder ses parts dans trois de ces filiales, cette décision répond à votre revendication de séparer l'action politique et commerciale du chef de l'Etat ? Je suis heureux qu'aujourd'hui ce débat soit bien relancé sur la place publique. Je crois très sincèrement qu'il n'est pas de l'intérêt du roi de continuer à faire des affaires comme il le fait aujourd'hui. Il n'est pas sain de disposer de l'autorité politique et faire des affaires comme tout le monde. Quand on détient un pouvoir politique aussi important, on est forcément hégémonique, et susceptible d'être responsable d'une concurrence déloyale vis-à-vis des autres opérateurs « normaux ». Mais on ne peut pas interdire au souverain d'investir son argent dans son pays.. C'est sûr. A titre individuel chacun est libre de faire ce qu'il veut de son argent, mais en même temps le chef de l'Etat ne peut être un opérateur économique comme les autres. On peut être investisseur mais éviter d'être directement opérateur. Pour revenir au groupe ONA-SNI, leur retrait de la bourse reste insuffisant et de toute façon source de nombreuses interrogations à ce jour non encore élucidées. Si la monarchie veut réellement se désengager des affaires, ce groupe devrait être démantelé et ses différentes composantes cédées sur le marché. Najib Akesbi, professeur d'économie à l'Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II (IAV) et membre du bureau politique du Parti socialiste unifié (PSU) Entretien réalisé par Salaheddine Lemaizi Comment l'économie de rente a réussi à occuper une place prépondérante dans le tissu économique marocain ? La rente est le fruit de l'histoire et de choix politiques précis. L'économie de rente est fondamentalement un système de gouvernement. Pour faire simple, c'est l'utilisation du pouvoir politique pour obtenir indûment d'avantages et de privilèges économiques, pour s'enrichir en dehors des lois de l'économie de marché. Le pouvoir au Maroc a consolidé son assise politique grâce à l'économie de rente. Quand on accorde des agréments pour des lignes de transport de voyageurs, ou des fermes de la SODEA ou la SOGETA à des dignitaires de l'armée, de la politique ou du monde des affaires, on le fait pour obtenir en contrepartie sujétion, fidélité et loyauté. Le réseau d'intérêt qui se crée ainsi favorise la stabilité et la pérennité du régime. Mais au-delà des agréments et autres passe-droits, le pouvoir politique s'est également assuré des positions dominantes dans de nombreux secteurs qui sont des sources d'un énorme mais illégitime enrichissement. En somme, l'économie de rente procède d'un usage abusif de l'autorité politique pour s'accaparer des gains économiques. Malgré cela l'économie marocaine semble connaitre un dynamisme important ? Ce n'est pas contradictoire. Prenons l'exemple du secteur sucrier. Cosumar détient aujourd'hui le monopole dans ce secteur si névralgique, si vital pour la population, et du reste à ce titre subventionné par l'Etat –donc le contribuable- au niveau des prix à la consommation. Au regard des principes les plus élémentaires de l'économie de marché, c'est une chose anormale. Il est évident que si cette entreprise détient ce monopole c'est parce qu'elle est propriété du groupe ONA-SNI, lequel est pour une bonne part propriété de la famille royale. Dans d'autres secteurs, tout aussi importants et névralgiques, des entreprises de ce même groupe ou appartenant directement à une autre holding royale, occupent des positions dominantes, normalement condamnées par toutes les lois sur la concurrence, mais qui n'en continuent pas moins de sévir, et prospérer, précisément en raison des privilèges qu'elles arrivent à obtenir, comme par exemple les cas de Lesieur Cristal et de la Centrale laitière dans les secteurs de l'huile de graines et du lait ainsi que ses dérivés. Dans l'agriculture, le groupe des domaines royaux est de loin le premier groupe agro-industriel, et au regard de cet état de fait, comment ne pas le relier avec l'exonération fiscale dont le secteur agricole bénéficie depuis trente ans ? De même qu'on peut se demander si l'absorption de Wafabank par Attijari –donnant lieu au mastodonte AttijariWafa- aurait pu être possible si elle n'avait reposé avant tout sur un rapport de force politique… On peut encore rappeler les conditions dans lesquelles le troisième opérateur téléphonique a pu accéder à ce marché plus que juteux… Bref, on n'en finirait pas de citer les exemples qui tous témoignent d'une réalité commune, faite d'abus de pouvoir, de conflit d'intérêts, de passe-droits, d'autorité politique mise au service d'une accumulation illégitime de gains économiques et- financiers. Les secteurs concernés peuvent faire preuve de « dynamisme », mais justement, la question qui se pose alors est évidemment celle de ses bénéficiaires : dynamisme oui, mais pour qui ? Pourtant le Maroc a poursuivi une politique de libéralisation depuis les années 80 pour casser de tels monopoles… La politique de libéralisation est pour une grande part un leurre. On ne libéralise que ce qu'on veut bien libéraliser et qui ne porte pas atteinte à certains intérêts bien établis. Je donne l'exemple encore une fois de Cosumar : il faut savoir que, avec son monopole, cette entreprise n'est pas seulement « protégée » de la concurrence locale au niveau du marché intérieur, mais elle est aussi protégée vis-à-vis de la concurrence étrangère grâce à des droits de douane encore trop élevés. Le blocage actuel que connaissent les négociations avec l'Union Européenne en vue de la conclusion d'un accord sur la libéralisation des services est en partie aussi lié à certains intérêts qui pourraient être menacés par une concurrence trop agressive venue d'Europe… On peut dire que les secteurs libéralisés sont ceux où la rente a faibli, voire disparu, aors que ceux où cette dernière est encore forte, la libéralisation, si elle a lieu, a toutes les chances d'être contournée, voire pervertie… Comment le Maroc peut-il rompre avec cette économie sans trop de dégâts ? En finir avec la rente est plus simple qu'on ne pense. À partir du moment où il y a une volonté réelle d'en finir avec cette économie, croyez-moi, c'est possible. Il est vrai qu'il faut avoir le courage politique d'affronter des intérêts puissants, de casser des alliances politiques et se défaire de certains soutiens… Dans les cas des agréments du secteur du transport cela semble impossible ? En finir avec ces agréments n'est certes pas la bataille la plus facile dans la guerre contre les privilèges, mais nous ne serons ni les premiers ni les derniers à l'engager et la gagner. C'est fondamentalement une décision politique. Certes, il faudra bien traiter certains « cas sociaux » mais il faut savoir que la grande majorité de ceux qui bénéficient des agréments de transport ne sont pas si pauvres… Arriver à casser le système des agréments permettra d'ouvrir ce secteur à la concurrence loyale sur la base d'une compétition ouverte à tous, de cahiers de charge où les droits et devoirs de tout un chacun sont définis au départ et respectés par tous. Le groupe ONA se prépare à céder ses parts dans trois de ces filiales, cette décision répond à votre revendication de séparer l'action politique et commerciale du chef de l'Etat ? Je suis heureux qu'aujourd'hui ce débat soit bien relancé sur la place publique. Je crois très sincèrement qu'il n'est pas de l'intérêt du roi de continuer à faire des affaires comme il le fait aujourd'hui. Il n'est pas sain de disposer de l'autorité politique et faire des affaires comme tout le monde. Quand on détient un pouvoir politique aussi important, on est forcément hégémonique, et susceptible d'être responsable d'une concurrence déloyale vis-à-vis des autres opérateurs « normaux ». Mais on ne peut pas interdire au souverain d'investir son argent dans son pays ? C'est sûr. A titre individuel chacun est libre de faire ce qu'il veut de son argent, mais en même temps le chef de l'Etat ne peut être un opérateur économique comme les autres. On peut être investisseur mais éviter d'être directement opérateur. Pour revenir au groupe ONA-SNI, leur retrait de la bourse reste insuffisant et de toute façon source de nombreuses interrogations à ce jour non encore élucidées. Si la monarchie veut réellement se désengager des affaires, ce groupe devrait être démantelé et ses différentes composantes cédées sur le marché.