, Premier ministre et Premier fantassin par Hélé Béji Rien ne laissait présager, le matin du 6 février, que les Tunisiens allaient vivre le pire déni de leur Révolution, l'assassinat d'un libre-penseur, au sortir de chez lui, dans l'épouvante d'une malemort et d'une scène dantesque. La révolution avait été faite pour ne pas le permettre, pour que cela ne se produise jamais. Et pourtant cela s'est produit, et pourtant la Révolution l'a permis. Ce matin-là, une atroce morsure de cauchemar nous a arraché le cœur. L'annonce tragique tournoyait autour de nous comme une bête ivre, jusqu'à la syncope, le scandale d'une mort qui décapitait la révolution. C'était donc ça, la « transition démocratique » : l'exécution sans transition d'un démocrate. Nos tympans sifflaient. Rien ne laissait présager qu'au même instant, comme propulsés par un élan de révolte et de pitié, par la violence du chagrin, les Tunisiens, loin d'être paralysés par la terreur, loin de s'abîmer dans le désespoir, allaient se jeter dans la rue, par centaines, par milliers, quittant leurs classes, leurs bureaux, leurs universités, leurs maisons, leurs boutiques, pour reconstituer le fleuve de la révolution, que l'acte d'un criminel avait cru faire sortir de son lit. Le fleuve a repris le même jour son cours originel, et a ranimé son avenue favorite du cri monumental de liberté et de fraternité. Puis, le jour des funérailles, il est allé rejoindre la grande mer populaire dont l'immense deuil coulait dehors, sur les routes, les toits, les trottoirs, entre les tombes du cimetière, avec cette détermination de fantassins qui avancent sans armes sur un champ de bataille qu'ils recouvrent du bruit de leurs pas inexorables et réguliers, le pas puissant de la vie contre l'inacceptable mort. Rien ne laissait présager que le premier de ces fantassins, M. le Premier Ministre, ce serait vous. Rien ne laissait présager que sans attendre, avec ce même sursaut intérieur, de compassion et de révolte, vous iriez au devant de cette foule calme et compacte, au soir de ce jour funèbre. Et pourtant, vous l'avez fait. Vous vous êtes levé pour parler à cette foule innombrable d'hommes, de femmes et d'enfants, comme le plus humble et le plus grave d'entre eux. Vous avez quitté à cette minute tous les insignes du pouvoir et de votre fonction, vous vous êtes dépouillé de tous les calculs personnels et partisans, les yeux fixés sur l'horizon de l'honneur, écrasé par le meurtre d'un adversaire, vous avez refusé l'infâme avec la voix solennelle d'un cœur qui s'élève au-dessus de la mêlée, indifférent à son propre sort et tout entier transcendé dans la communion des autres, sans distinction. Vous avez choisi la justice, car vous n'avez pas voulu la soumettre à la force hideuse. Vous avez rendu à l'un de vos plus virulents adversaires le meilleur hommage : il avait sacrifié sa vie pour la justice, et vous, vous dressant à ses côtés contre l'irréparable, vous avez sacrifié les calculs de votre parti, auquel vous aviez pourtant offert votre existence et votre jeunesse. Vous avez sacrifié votre passé, votre présent, votre futur pour quelque chose qui n'est pas de l'ordre du temps. Votre religion a quitté la cagoule, pour prendre « l'immortelle et céleste voix » de la conscience nue. Vous êtes grand et fort, M. Jebali, et Chokri Belaïd, grand et fort lui aussi, n'est plus présent hélas pour voir (mais il l'aurait fait, j'en suis sûre !) pour mesurer la portée de votre geste. Il aurait su alors qu'un libre-penseur et un libre-croyant sont dans le fond identiques, quand ils mettent l'amour des autres au-dessus d'eux-mêmes. Qu'une vraie croyance est la pensée de la noblesse humaine, et qu'une vraie pensée est la croyance en la noblesse humaine. Et il serait venu vous serrer la main. Le peuple tout entier, qui le ressuscite par le souffle de l'histoire qui rythme ses passions pures, vous serre la main. Et moi, anonyme voix fluette dans le cri rauque et bouillonnant de la masse ondulante de tous ces cœurs simples qui n'ont pas besoin de réfléchir pour savoir de quel côté ils sont, qui le savent spontanément, de ce savoir immédiat qui éclot sans mots dans leur âme discrète, je vous admire et je vous serre la main. Vous avez refusé, Si Hamadi, que votre islam, celui de votre cœur et de votre conscience, soit souillé par ce crime, vous ne l'avez pas supporté, à l'unisson des centaines de milliers de Tunisiens qui ont voulu rendre à leur foi la limpidité d'un message de non-violence, d'innocence. Vous avez choisi l'absolu, et non le relatif. Vous avez rejoint, par le courage de votre décision, la flamme invisible des cieux mystérieux qui ont déposé la vulnérabilité humaine dans l'aiguière intouchable des choses sacrées. Vous avez fait éclater aux yeux de tous que le sacré, c'était de défendre et protéger la vie des siens, et les vôtres n'ont plus besoin d'êtres islamistes pour que vous vous teniez à leur côté. Vous n'êtes plus du côté de personne, Si Hamadi, vous avez embrassé la volonté de tous, le « non » unanime martelé par tous les Tunisiens pour ne pas se laisser défigurer par la haine politique. Vous avez fracassé toutes les œillères de tous les partis, vous avez rendu les polémiques imbéciles et obsolètes, les réserves mesquines, les manœuvres hideuses, les suspicions méprisables. Vous avez libéré la politique d'elle-même et de ses préjugés, vous avez renvoyé les politiciens à leurs arrière-pensées et à leurs arrière-cellules. Vous avez replacé la valeur politique dans le jardin aérien des sentiments vrais, de la candeur, de la loyauté, de la confiance. Vous avez réconcilié vos compatriotes avec le meilleur d'eux-mêmes. Vous êtes de la trempe de ces hommes, ils sont rares dans l'histoire, que leur force n'a pas arrachés à leur modestie, et qui, possédant cette force, s'en détournent et se mettent naturellement du côté des faibles, poussés par leur nature inoxydable, et par l'étincelle spirituelle de quelque chose qui les dépasse. Ceux qui aujourd'hui s'opposent à votre décision, à quelque camp qu'ils appartiennent, n'ont pas saisi l'élévation de votre démarche, je crois. Leurs yeux ne voient pas si haut, leur cœur ne bat pas si loin, leur conscience ne perce pas si profond. Tant pis pour eux. Ils se fourvoient par excès de finasserie et de tactique. Ils ont cru qu'un gouvernement de technocrates les dépossèderait de leur rôle, leur enlèverait l'effet de leur victoire électorale encore fraîche, dont ils n'ont pas épuisé toutes les actions au service de la nation, croient-ils. Malheureusement pour eux, le peuple l'interprète comme un égoïsme impardonnable. Ce qu'ils n'ont pas compris, c'est qu'au contraire, vous veniez de leur rendre cette dignité politique qui n'existe pas sans l'instinct du devoir. Avec vous, les droits de l'homme gagnent un galon de dignité et de vertu, ils ne sont plus des droits, quand on exerce le pouvoir, mais des devoirs. En leur indiquant le sens du devoir, vous les sauvez eux-mêmes du chaos dans lequel ils gesticulent, et vous leur imprimez la direction à suivre pour rassembler leurs membres épars, et retrouver le chemin du consentement populaire qu'ils ont quitté. Ils devraient vous suivre pour ne pas être boutés hors de l'histoire. Votre geste est une seconde révolution, celle qui naît de la stature de deux hommes que tout oppose et que leur conscience, par delà la vie et la mort, réconcilie, Chokri Belaïd et Hamadi Jebali. N'écoutez pas ceux qui vous traitent d'incompétent, car ils ne savent pas que la seule compétence politique est celle capable de trancher en faveur de la morale. C'est ce que vous avez fait sans détour. C'est vous qui êtes ici le plus compétent, car votre choix porte en lui son efficacité, la clairvoyance de la conscience morale, dont la justesse est supérieure à tous les jeux politiques. Vous n'avez pas été pris de vitesse par l'histoire, vous avez couru, et plus prompt que la tragédie foudroyante qui se refermait sur nous tous, tandis que, tapis dans le malheur le 6 février, nous ne trouvions plus ni refuge, ni issue, vous avez ouvert en un éclair la brèche par laquelle nos paupières ont cligné d'une étincelle d'espoir. Le gouvernement que vous proposez n'est pas « technocratique », c'est cela qu'ils n'ont pas compris. Il est, tout simplement, « éthique ». En cela il est « politique » au meilleur sens du terme, quand la politique ne cherche pas à tout prix la destruction de la partie adverse. Vous n'avez pas accepté cette basse politique qui admet que la fin justifie les moyens, puisque toute votre vie, vous en avez souffert et l'avez combattue. Vous êtes resté dans vos principes, vous ne vous êtes pas accordé le droit d'y déroger, fût-ce pour la « cause », celle de l'islamisme qui vous a conduit là où vous êtes. Vous avez considéré que la vie d'un homme valait plus qu'une doctrine, quelle qu'elle soit, fût-elle divine aux yeux de beaucoup. Et peu importe au fond que tout le monde ne partage pas telle ou telle doctrine. Les dépassant toutes, c'est votre humanité que vous nous faites partager. Vous avez ramené le divin dans le giron de la tendresse humaine que le petit peuple de la rue a égrené dans ses notes lancinantes et souffrantes, que vous avez su entendre avec une oreille plus fine et plus délicate que tous vos compagnons. Et qu'attend-on des politiques, sinon ce sixième sens qui perce les murailles des préjugés, et qui rejoint ceux qui, s'ils ne sont pas de son propre camp, sont de même race, celle qui reconstitue la trame serrée et homogène de la condition humaine dans les réduits du cœur ? Peu importe, Si Hamadi, que votre décision ne puisse pas gagner les voix nécessaires, que vous soyez mis en échec par ceux qui ont moins d'âme que vous. Vous avez déjà gagné, vous vous êtes placé d'emblée dans cette région où vous avez conquis le suffrage unanime de tous ceux qui, instruits ou illettrés, laïcs ou religieux, croyants ou agnostiques, ont reconnu dans la solitude de votre geste le stoïcisme de tous, leur patience infinie à refuser la forfaiture du petit nombre, par l'énergie innombrable de leur pacifisme massif. Vous êtes descendu de votre siège, et avez franchi cette marche artificielle qui vous séparait des démocrates. Vous avez rejoint, plein d'admiration comme nous, cette femme unique, exceptionnelle, Basma, avec son visage doux et serein sous son casque argenté, héroïne à la proue de la foule comme un tableau de légende antique, musulmane et libre, tête nue, tristesse sans fards, sans voile, cheveux courts et épais dans la douleur brute, éminemment moderne contre l'obscurantisme, et en hommage de laquelle, aujourd'hui, toutes les musulmanes du monde devraient ôter leur voile par un geste fort, afin de ne pas faire mentir cet espoir qu'il existe, peut -être, un islam républicain. Vous partagez avec cette femme supérieure, Monsieur le Premier ministre, vous comme véritable homme d'Etat, elle comme femme libre de la Cité, chacun à sa manière, l'abnégation si rare et miraculeuse quand elle prend une forme publique, qui touche l'imagination d'une impression indélébile, et devient le message que chacun se répète en lui-même pour surmonter sa lassitude. Ce trait, qui parle en chacun de nous dans son tréfonds, si on n'est pas totalement aveuglé par le cynisme ambiant, c'est le sens fragile des autres, dont vous avez choisi le péril pour ne pas accepter les règles inhumaines de la cruauté. Derrière votre force à tous les deux, on devine votre fragilité, qui est aussi la nôtre. Mais vous avez su tous deux, par votre héroïsme, la graver dans la grandeur, sous le doigt de la Grâce qui écrit votre histoire. Et cette métamorphose, qui n'est pas donnée à tout le monde, a quelque chose à voir avec un mot dont le sens a disparu depuis belle lurette de la scène publique, et dont la seule traduction que je trouve s'appelle : la sainteté. Hélé Béji, 15 février 2013