Quoi qu'on pense de l'USFP, l'élection à sa tête de Driss Lachgar est un jour triste pour le Maroc. Lorsque le nouveau secrétaire général du parti de la rose avait été nommé ministre des relations avec le Parlement, en décembre 2009, Le Journal Hebdomadaire avait mis à sa Une la caricature d'un Lachgar boursouflé avec comme titre : « Le degré Zéro de la politique ». Le trait grossier de la caricature correspondait au comportement grossier du personnage. Six mois plus tôt, Driss Lachgar s'était en effet déplacé aux locaux du Journal pour y conférer avec Mustapha Ramid. Les deux hommes s'étaient mis d'accord sur la nécessité de construire un front commun entre l'USFP et le PJD face à la dérive autoritariste du régime. Leur demande principale : une réforme constitutionnelle. Mais le même Lachgar a ensuite accouru pour répondre à l'appel du confort makhzenien, oubliant ses envolées démocratiques et ses souhaits de front commun contre l'autoritarisme. L'élection récente de Lachgar à la tête de l'USFP n'est que l'aboutissement d'un long processus dont l'analyse recèle bien des enseignements pour la classe politique, et pour le PJD en particulier. Il serait trop simple de réduire les raisons de la lente et inexorable déchéance de l'USFP a l'incompétence de ses dirigeants successifs. La faillite de l'USFP est d'abord la faillite de l'idée principale qui a guidé sa stratégie politique depuis plusieurs années. Cette idée qui, déjà, sous-tendait l'adhésion du parti à ce qu'on appelait en 1998 l'alternance consensuelle, consistait à dire qu'il était possible de démocratiser graduellement le pays en maintenant les prérogatives élargies de la monarchie, sans obligation de reddition des comptes. Dit simplement, la démocratisation apaisée passait par le maintien de l'autoritarisme monarchique. Mais pour que cet autoritarisme monarchique contribue au processus de démocratisation, il fallait que la monarchie n'en abuse pas. Ne pas en abuser voulait dire ne pas interférer dans l'espace public pour subvertir la volonté populaire. Plus précisément, cela signifiait : pas d'interférence dans le jeu partisan, élargissement du champ des libertés d'expression et de la presse et, enfin, reflux du Makhzen économique. Les promoteurs de cette idée pensaient que deux raisons essentielles mèneraient la monarchie à ne pas abuser de ses prérogatives. La première étant que la réflexion du Roi avait évolué vers l'acceptation d'une libéralisation politique pouvant déboucher sur une démocratisation des institutions. La deuxième étant que Hassan II voyait en l'USFP le bon partenaire pour opérer le tournant institutionnel. D'abord parce qu'il estimait que le parti d'Abderrahim Bouabid restait attaché à la pérennité de la monarchie. Et ensuite parce que l'USFP possédait encore une crédibilité et donc une influence réelles aux yeux de certaines couches de la société ; le parti de la rose pouvait ainsi légitimer l'évolution de la monarchie aux yeux de cette opinion publique. Or le maintien - voire le renforcement - de la crédibilité de l'USFP passait justement par l'autodiscipline de la monarchie évoquée plus haut : si la vie politique paraissait débarrassée de l'interventionnisme monarchique, y compris dans sa dimension religieuse, si les citoyens et leur presse s'exprimaient librement sans peur de représailles, si l'économie marocaine fonctionnait sans «l'affairo-phagie» du roi et ses proches, le choix de l'USFP aurait alors été perçu comme étant le plus sage et ce dernier y aurait gagné en crédibilité - et donc en influence. Crédibilité qu'elle aurait mise au service d'une évolution démocratique graduelle, qui préserve la monarchie. C'est à cette boucle vertueuse qu'avait souscrit la gauche dite gouvernementale avec à sa tête l'USFP. Bien sûr tout cela n'était pas dénué de calculs individuels et de carriérisme politique, mais l'argument central demeurait cette relation gagnant-gagnant avec la monarchie en faveur d'une démocratisation en douceur. Si durant les deux dernières années de règne de Hassan II, le deal fut à peu près respecté, l'arrivée au pouvoir de Mohammed VI allait inverser la tendance avec, entre autres, la nomination de Driss Jettou à la Primature puis l'irruption du PAM dans le champ politique, les attaques contre la presse et la gloutonnerie affairiste de la monarchie. Le pari de l'autodiscipline de la monarchie a volé en éclat lorsque celle-ci a décliné son concept de « monarchie exécutive », reniant ainsi toute volonté de démocratisation réelle. Le Roi prétendra changer d'avis plus tard, dans son discours du 9 mars 2011, mais sous la menace du printemps arabe et des manifestations populaires organisées par le mouvement du 20 février. L'USFP a contribué à sa propre déchéance en avalisant la régression démocratique initiée par le nouveau règne. Soit activement, en interdisant la presse indépendante, soit passivement en laissant les hommes d'affaires du Roi se bâfrer sur le compte de l'économie du pays. Du coup, de partenaire d'un processus de modernisation politique, l'USFP est passée au statut de cache-misère ou pire, de blanchisseur des méfaits d'une monarchie plus que jamais autocratique. C'est ainsi que le rayonnement d'un parti progressiste moderne a été englouti dans le trou noir du Makhzen. La suite, nous la connaissons : notabilisation des élites du parti et ruralisation de ses bases avec évaporation de ses bases militantes urbaines traditionnelles. L'USFP s'est transformée dans sa composition socio-culturelle en parti makhzen classique. L'élection de Lachgar n'est que l'aboutissement naturel de cette déchéance. Est-ce un hasard si l'un de ses soutiens majeurs au sein du parti est Hassan Derham, le magnat sahraoui, ancien RNI et allié traditionnel du Makhzen? Les amis de Benkirane feraient bien de méditer le cas de l'USFP car leur parti est en danger d' «USFPisation». Eux aussi font le pari de compter sur Mohammed VI pour combattre le Makhzen. Ils entérinent la répression du mouvement du 20 février comme Youssoufi endossait la répression de la presse libre et ils ne font pas grand effort pour limiter les appétits affairistes du Roi et de ses amis. C ́est aussi le gouvernement Benkirane qui refuse d'octroyer le statut de parti politique à Hizb Al Oumma, un mouvement d'extraction islamiste attaché aux principes de la démocratie. Que les amis de Benkirane se rappellent que l'USFP d'Abderrahmane Youssoufi n'était pas totalement démunie face à la monarchie. Youssoufi avait une aura nationale et internationale autrement plus imposantes que celles de l'actuel Premier Ministre. L'USFP pouvait se prévaloir d'une généalogie militante autrement plus prestigieuse que celle du PJD. Quels noms au PJD ou dans les mouvements qui lui ont donné naissance égalent en résonance populaire les Mehdi Ben Barka, Omar Benjelloun ou Abderrahim Bouabid? Le parti de Benkirane pourrait se prévaloir de sa victoire aux élections de novembre 2011. Mais point trop n'en faut. Lorsqu'on prend en compte la population des marocains en âge de voter et donc l'abstention réelle, les voix en faveur du PJD n'ont pas dépassé les 10 pour cent. Pas de quoi faire trembler la monarchie. D'ailleurs, c'est avec des partis de l'ancienne majorité gouvernementale, dont le MP (parti makhzen par excellence), que le PJD a bien été obligé de former son gouvernement. Les militants du PJD peuvent aujourd'hui regarder le cadavre encore chaud de l'USFP et y voir ce que deviendra leur propre parti à l'avenir s'il poursuit les mêmes chimères.