Ali aura passé cinq ans sans que personne ne soupçonne que c'était lui le tueur. Il menait sa vie sans accroc dans son patelin tirant un trait sur un double meurtre. Les victimes sont ses frères. Une sombre et épineuse histoire d'héritage pour une somme qui n'est pas si importante que cela. Pourtant, Ali décide de se débarrasser de deux «rivaux» pour, finalement, se voir attribuer la totalité de l'héritage. Un stratagème qui aurait pu marcher n'était la présence d'une jeune femme du douar qui avait soupçonné l'anguille tapie sous la roche. Quand on met Ali au pied du mur, il se met à table. Il raconte son mobile et la gendarmerie tient l'assassin, alors que tout le monde pensait que les deux frères avaient émigré quelque part. Une affaire de sous, de cupidité, l'un des sept péchés capitaux qui préside à toute dérive avec, ici, en prime, la jalousie, la volonté de vengeance et beaucoup de non-dits. Retour sur un double fratricide dans un patelin paumé du Maroc dont le «héros» raconte son périple avec un détachement résigné entre regret et amertume. On le sait, la cupidité rend fou. Quand elle se nourrit d'autres motifs, tels que la jalousie et la haine, elle peut se muer en une volonté démoniaque pour faire le plus grand mal. Ali ne résume pas son acte de cette façon, mais il s'accorde avec nous pour dire qu'à cette époque, il était «aveuglé». Par quoi et quelles étaient les raisons derrière une telle perdition de l'esprit et une confusion des sentiments aussi ravageuse ? Ali n'aime pas trop les questions qui portent sur son âme. Il préfère parler, comme il le dit, de «choses simples». Il ne veut rien entendre sur le pourquoi de son double meurtre. Pas plus qu'il ne nous laisse l'occasion de comprendre le comment d'une telle boucherie. «Je ne vais pas revenir sur toutes ces années. Ce qui s'est passé est loin derrière moi. Je n'ai pas oublié. Mais je ne peux plus rien faire, moi». Plus rien faire. Le passé semble scellé. Hermétiquement. Plus rien ne peut changer ce destin. Ceci, Ali le sait, mais il sait aussi que seul, lui, peut s'expliquer une telle chute. Ali tente une plongée en lui-même, malgré son aversion pour tout procédé psychanalytique «Dans ma famille, nous avons toujours eu des bagarres pour l'argent. Mon père a failli tuer mon oncle pour une petite parcelle de terre héritée de mon grand père. Mon oncle a, un jour, volé ma tante pour acheter du bétail. Et d'autres personnes, dans le douar, ont eu leur lot d'histoires d'argent. Dans un bled, la terre et les biens sont la chose la plus importante. Si tu possèdes beaucoup, tu es sûr de faire long feu, si tu n'as rien, il faut quitter le douar. Et mon père en a fait beaucoup pour que nous les frères, nous n'ayons rien pour nous. Alors que d'autres jeunes comme nous avaient déjà une maison et quelques mètres à travailler. Nous, nous habitions la grande maison de mon père et nous attendions…». On risque de finir la phrase à sa place : «Vous attendiez tous la mort de votre père…». Ali baisse la tête. Le goût de la terre «Nous n'avions pas beaucoup de terrains, mais mon père en avait assez pour vivre comme un riche dans la région. Nous avions des miettes et nous travaillions chez lui comme les autres. Il n'y avait aucune différence entre nous et les saisonniers. Je n'ai jamais accepté cela, et des fois, j'en suis venu à des accrochages avec mon père. Il m'a rejeté, et il m'a même interdit de revenir au douar. Pourtant, les choses sont rentrées dans l'ordre avant toute cette histoire». Ali revient sur le passé avec une pointe de colère. Sans le dire de façon directe, il laisse entendre que «tout ceci» est la faute de son paternel. «On aurait pu vivre mieux et sans problèmes, mais il était le chef et il nous humiliait tous, même mes autres frères». Au fil de la discussion, Ali révèle tant de choses sur son père. Le profil d'un homme rustre se précise. On imagine un père pour qui, seuls les biens comptent. Les enfants sont là pour le servir, travailler pour lui et, à l'occasion, ils doivent essuyer les coups de gueule devant les autres, les coups de pieds et les crachats. Les enfants étaient nourris et logés, cela suffisait. Après tout, dans la logique du père, toujours selon les détails fournis par Ali, il ne pouvait être autrement. Que veulent les enfants ? On les habille, on leur donne à manger et à boire et ils ont un toit pour s'abriter. Le reste, c'est du lux et, chez ce père très porté sur l'argent, les sous sont d'abord pour soi et plus tard, on verra… Sans le dire, on saisit la rage d'Ali. Sa frustration grandissait. Et l'image du père s'écorchait. On pourrait même avancer que c'était le paternel qui devait passer à la trappe et pas les frères. Mais Ali n'avouera jamais qu'il avait très peur de ce père qui n'hésitait pas à distribuer des coups quand il en avait le temps…, et souvent, juste pour marquer des limites entre ce qu'il est et les désirs des autres. Les frères se déchirent Trois frères, trois mâles et deux soeurs. Deux jeunes filles écrasées par le poids d'un père qui ne les prend jamais en compte et trois frères pour qui la présence des soeurs dérange les dessins d'expansion. «Je n'ai jamais pris en compte mes sœurs. Mon souci était les deux autres qui faisaient tout pour que mes rapports avec mon père se détériorent. Oui, je n'avais que de bon sentiments pour eux». Que s'est-il passé entre les trois frères ? Ali dit, tout simplement, qu'ils étaient «contre» lui. Ce qu'il ne dit pas au début, c'est qu'il était le plus fainéant des trois. Pour le dire en d'autres mots, Ali n'en foutait pas une. Il voulait le beurre et l'argent du beurre en passant des jours tranquilles à l'abri du soleil. Il n'avouera cet état d'esprit et ce caractère paresseux que lorsqu'il aura, lui-même, fait le tour de la question. Il se cache derrière les mauvais traitements que les « autres » lui ont infligés. Mais, au bout du chemin qui remonte la mémoire, il finit par dire qu'il voulait tout sans le mériter. Et son père avait, dans un sens, percé le manège et il a réagi avec beaucoup de dureté. Pourtant, même si Ali dit comprendre que son père pouvait ne pas porter dans son cœur un fils aussi inutile, il lui en veut toujours. «Moi, je voulais une partie de la terre pour moi. Je voulais travailler seul, sans lui sur mon dos. Mais il a refusé. Une fois, j'ai demandé à des gens du bled d'intervenir. Il les a reçus, mais quand ils sont partis, il m'avait frappé pour avoir osé faire intervenir des étrangers dans nos histoires. Je suis parti à Casablanca et j'y suis resté plus de cinq mois. Quand je suis revenu, mon frère aîné avait déjà une partie de la terre pour lui et mon père allait le marier». Le début des cercles de l'enfer pour Ali. La chute dans le vide. Le commencement des mauvaises pensées. La haine se lie à la rage, la colère à l'amertume, la déception à la volonté de donner une leçon à quelqu'un. Un autre coup dur Les choses rentrent dans l'ordre. Pour un temps. Puis les velléités d'Ali prennent, une fois encore, le dessus. Alors il revient à la charge et demande à son père du terrain. «Mon frère n'était pas un bon gestionnaire, mais il savait faire marcher mon père. Et celui-ci se laissait faire. Moi, j'avais plus de métier et j'avais besoin de la confiance de mon père. Mais il s'est toujours refusé à m'ouvrir les bras». Le père avait son idée sur son rejeton. Ali n'avait pas les faveurs des pronostics. Il avait beau croire qu'il était bon, le paternel était persuadé du contraire. Dans une équation comme celle-ci, comment trouver la solution. Au premier degré, il peut paraître que les deux ont raison. Le père a ses raisons. Le fils peut mal le prendre. Les jours passent et le père ne revient pas sur sa décision. Il était dit qu'Ali ne fera pas un bon propriétaire terrien. Ali s'échauffe. Il a une première altercation avec son autre frère qui lui répète devant des voisins qu'il finirait pas se faire jeter par leur père. Ali l'accuse de lui jouer un tour et lui dit qu'il était comme l'autre frère qui a déjà une femme et un lopin de terre et que, de toutes les manières, ils ne voulaient pas de lui dans les parages. Bref, la paranoïa s'empare d'Ali qui sort tout ce qu'il avait dans le ventre devant les gens. « J'étais très mécontent et franchement en colère. Comment me comporter face à deux frères qui avaient tout, qui étaient proches de mon père, qui lui répétaient que je n'étais bon à rien et faisaient tout pour m'écarter ? Je voulais, d'abord, leur donner une leçon devant tout le monde et partir, mais je me suis ravisé et je suis reparti encore une fois.» Ali s'égare durant quelques semaines et finit par revenir. Il aura écumé des jours à ruminer sa rage. Et quand il re-débarque au bled, le deuxième frère préparait son mariage et était un homme qui possède un terrain bien à lui. Ali sent le souffre lui monter au nez. Il fulmine. Il enrage. Il veut s'expliquer. Le père réagit L'entrevue avec le père ne donne rien. Ali se fait rabrouer. Son père le traite de vaurien et de malade. Il lui explique pourquoi il a octroyé des lopins de terre à ses frères et pas à lui. Ali écoute et encaisse. «Il m'a dit beaucoup de choses et je n'étais pas content. Je lui ai répondu qu'il allait voir et je suis parti». Pour le père, c'est désormais une épine au pied. Comment se débarrasser d'un fils qui veut faire éclater l'orage dans le bled parce qu'il n'approuve pas les décisions de son père ? Confiant dans son savoir-faire, il laisse courir. Il pensait avoir réglé son compte au fils et il s'en est allé vaquer à ses activités de propriétaire terrien. Ali décide de couper court à tous les liens avec les siens. «Ce sont les pires moments de ma vie. J'étais seul, sans argent, rejeté par les miens, la rage au Ventre et je n'avais que des idées noires dans la tête. Par moments, j'avais envie de les tabasser tous pour faire sortir tout ce que j'avais dans le cœur, mais le courage me manquait. Je me laissais vivre et je savais qu'un jour, il fallait qu'on en arrive à des explications entre nous tous. Une fois, je suis venu voir mon frère au souk pour lui demander des sous, il m'a dit non et m'a insulté. Je voulais lui sauter au cou et lui arracher la tête, mais il y avait tant de monde et les gens du village se moquaient de moi. Je suis reparti et c'est là que tout a pris forme dans ma tête». Ali broie du noir. Finie, la famille. Fini, l'amour des siens qu'il dit n'avoir jamais ressenti. Fini, le rêve d'avoir une terre et une maison. Fini, l'argent, la gloire, la vie facile. Finis, la tête basse et le profil bas. Les frères y passent Ce qui suivra, lors de cette conversation, est le récit, les détails en moins, d'un véritable plan d'assassin. Ali décide de tuer les deux frères. Il étudie son plan avec beaucoup de calame, la rage dans le Ventre. Il ne vient jamais dans le douar, personne ne l'a jamais revu dans le souk hebdomadaire. «Il le fallait. Pour avoir mon argent, il fallait faire mal à tous et, avant tout le monde, c'était mon père qui devait payer». Ali s'arrange pour inviter son frère à le rejoindre loin du douar. Il lui fait parvenir un message avec un chauffeur. Le frère hésite et, au deuxième message, il va voir son frère qui le suppliait de venir lui rendre visite. Quand Ali reçoit son frère dans un patelin très loin de chez eux, il lui sert à manger et lui pleure sur les épaules en lui demandant d'intervenir, auprès de son père pour qu'il le laisse revenir, comme ouvrier, au bled, travailler sur leurs terres. Le frère y croit, et lui promet de tout faire. Les deux frères se couchent et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Sauf que le lendemain, il y'en a un qui ne se réveille pas. Ali tue son frère dans son sommeil et l'enterre près d'une mosquée. Dans le douar, le père ne soupçonne rien. Pas de nouvelles d'Ali, et le chauffeur dira que le frère avait refusé de rencontrer son frère qui voulait revenir chez lui. Bref, on oublie. Des mois passent, le frère ne revient pas et on dira qu'il a tout laissé tomber pour partir à l'étranger. Ali attendra plus de deux ans, pour remettre le même plan en exécution. L'autre frère se fait aborder par Ali qui le guettait depuis des semaines alors qu'il revenait d'un souk dans la région de Souk Larbaâ. Il lui remet le même disque sur le remords et la volonté de revenir vivre avec les siens. L'autre lui raconte que l'autre frère était parti depuis longtemps et que c'était une bonne idée de voir Ali travailler de nouveau avec eux. Ali l'invite chez lui, dans sa chambre miteuse, lui sert à manger et s'épanche sur l'épaule du frère retrouvé. Le lendemain, on enterre le deuxième cadavre et on fait comme si de rien n'était. Dans le douar, la deuxième disparition semble louche, mais tout le monde s'accorde qu'avec un père comme le leur, les enfants ont bien fait de déguerpir. Ali revient au bled et décide de faire croire à son père que tout est rentré dans l'ordre. Si les deux l'avaient lâché, lui, était là pour aider son paternel. Le manège prend jusqu'au jour où Ali s'ouvre à une jeune femme du douar qui vendait ses charmes à l'occasion. Il ne lui dit pas qu'il avait zigouillé les deux frères, mais il laisse entendre qu'il avait fait le nécessaire. La jeune femme en parle et les bruits arrivent aux oreilles des gendarmes. La suite n'aura été que formalités. Ali accouche de tout ce qu'il sait et on ira même déterrer les cadavres pour attester du double fratricide.