Le récent remaniement ministériel qui a écarté l'artisan de l'ouverture économique, Chucri Ghanem, de la Primature, a inquiété les chancelleries occidentales et leurs sociétés qui s'engagent de plus en plus dans le pays du « Livre vert ». Ce qui a poussé les autorités locales concernées à réagir rapidement en affirmant la poursuite des réformes en cours. Cependant, force est de souligner que les événements de Benghazi ont joué un rôle significatif dans les changements qui restent toutefois dans la continuité du système. Ni les remarques, moins encore les mots croisés formulés par le « Guide », ont empêché les récents débats au sein du Congrès général du peuple (Parlement) d'être houleux. A cet égard, le Premier ministre partant, Chucri Ghanem, renforcé par l'appui exceptionnel de la société civile libyenne, n'a pas trop attendu pour passer à l'attaque, mettant cette fois de côté les équilibres internes et les calculs personnels. Renforcé par les 3280 personnes, visitant quotidiennement en moyenne son site Internet, le chef de l'Exécutif a tenu à décortiquer les messages qu'il recevait depuis des mois appelant les chats par leurs noms. En d'autres termes, les membres influents des Comités révolutionnaires et des symboles du pouvoir jamahiriyen qui spolient les richesses du pays depuis plus de trois décennies. Insinuations suffisantes pour provoquer un tollé chez ses détracteurs ne cessant de répéter qu'ils auront tôt ou tard sa peau ; ce, même si le colonel Kadhafi le couvre. Ce genre de menaces, émanant le plus souvent de l'actuel homme fort des Comités révolutionnaires, Ahmed Ibrahim, ne semblent pas dissuader le Premier ministre qui a désormais des partisans à tous les niveaux de l'establishment libyen, y compris au sein de l'armée et des Comités populaires. Ce, sans parler du secteur privé et d'une classe moyenne en ce moment en gestation. La montée en flèche de Chucri Ghanem est due non seulement au soutien indirect des Américains et des Britanniques comme l'affirment ses adversaires, ce qui est toutefois vrai en partie ; mais aussi à son habileté en appliquant les règles des « changements dans la continuité ». L'exemple le plus significatif dans ce sens, son récent rappel à l'ordre au ministre chinois des Affaires étrangères. Ce dernier ayant critiqué Tripoli pour avoir invité officiellement le président taiwanais. Dans ce contexte, la riposte de Chucri Ghanem a été virulente. Il rappellera à son interlocuteur que lorsque Pékin avait reconnu l'Etat d'Israël, elle n'avait pas demandé l'avis de la Libye. Ce qui a contraint le responsable chinois à faire marche arrière. Cette fermeté de la part du réformateur libyen a, d'une part, surpris ses adversaires et, de l'autre, consolidé ses positions aussi bien auprès de ses nouveaux « fans » qu'auprès de Kadhafi. Ce dernier qui n'a guère oublié que son Premier ministre a réussi à « pomper » la somme de 10 milliards de $ sous forme d'indemnisation de la part des quatre sociétés américaines formant le consortium pétrolier Oasis. Ce qui dépasse les quelque 7 milliards de $ versés aux familles des victimes de l'attentat de Lockerbie. A Tripoli, on s'accorde à dire que Chucri Ghanem a été presque le seul parmi tous ceux qui avaient accepté ce siège « éjectable » à avoir aussi bien l'oreille du Guide que sa confiance. Ce dernier, réputé pour être méfiant de tout le monde. Le rééquilibrage Contrairement aux versions de certains ennemis politiques de Ghanem, ce dernier n'est pas tombé en disgrâce lorsqu'il a quitté le poste de Premier ministre. Car ce poste ne faisait jamais partie du véritable centre de décision en Libye ; c'est de part et de l'autre, c'est que Kadhafi vient de lui confier les affaires de la NOC (National Oil Corporation), la maison-mère du secteur pétrolier dont l'économie du pays dépend à plus de 90 %. Pis, force est de noter que Ghanem vient de remplacer Abdallah Salem al-Badri, proche conseiller et homme de confiance en la matière qui, d'après une source à la Quiada libyenne, est très malade. Un facteur déterminant qui a participé au « transfert » de Ghanem de la Primature. Le remaniement ministériel qui a touché le sommet a eu en réalité des raisons politiques et sécuritaires liées aux événements qui se sont déroulés à Benghazi le mois dernier. Le chef de l'Etat libyen qui croyait avoir verrouillé le système définitivement a découvert que les « chiens errants » tentent de revenir en force sur la scène, profitant de l'ouverture économique et des pressions des Occidentaux pour libérer les prisonniers politiques. L'intervention musclée des Comités révolutionnaires qui s'est soldée par un mini-massacre (plus de vingt morts et 150 blessés) a, de nouveau, ravivé les méfiances chez Kadhafi. Et, à réhabiliter ces comités qui étaient pour lui, la soupape de sécurité. Un retour sur l'échiquier de ceux qui les avait qualifiés, il y a quelques mois, de voyous qui avaient fait fuir l'élite libyenne, d'autant qu'ils abusaient des privilèges qui leur étaient accordés depuis plus de deux décennies. Le changement est donc inéluctable. Mener une politique de fermeté pour contrecarrer les « ennemis » du régime ne pourra pas se faire avec un réformateur à la tête du gouvernement qui n'arrivera jamais à composer avec ceux qui veulent sa peau et sa tête. D'autant que le départ d'Abdallah al-Badri, crée un grand vide qui ne pourra être comblé que par un professionnel et un homme qui a la confiance aussi bien du Guide que des sociétés et compagnies pétrolières étrangères. Ainsi, le rééquilibrage a été imposé. Pour apaiser les craintes de ces dernières, le nouveau Premier ministre, Al Baghdadi al-Mahmoudi, médecin et petit commis de l'Etat, est monté au créneau, jeudi dernier, pour les rassurer en affirmant que son pays riche en pétrole poursuivra le processus de réformes visant à renforcer l'attrait des investissements étrangers et réduire le taux de chômage. De plus, il a indiqué que le gouvernement a une nouvelle vision pour moderniser le secteur bancaire. En d'autres termes, Al-Baghdadi a voulu dire que la voie tracée par Ghanem au niveau économique restera la même mais ce gouvernement n'appliquera aucune ouverture politique même si 180 prisonniers politiques ont été libérés dont 80 des responsables et des cadres de l'organisation des Frères musulmans. Cette opération faisant partie d'un deal avec ces derniers. Choix irréversibles Depuis juin 2003, la Libye s'est attelée à privatiser son secteur public. Celui-ci représente environ 75 % de son PIB, et se met à l'attraction des investissements directs étrangers qui ne dépassent guère les 700 millions de $. Dans ce contexte, Tripoli vise près de 30 milliards de $ d'investissements étrangers dans le secteur pétrolier afin d'augmenter sa production de 40 % sur cinq ans. Les deux appels d'offres réussis, lancés au cours de 2005, font partie de cette stratégie basée sur la diversification des partenaires. Le retour du géant américain Occidental Petroleum sur les permis qu'il exploitait en Libye jusqu'en 1986 ainsi que l'arrivée des autres firmes, réunies au sein du consortium Oasis (Al-Wahat), à savoir Conoco Phillips, Amerada Hess et Marathon, ont encouragé le pouvoir en Libye à repenser le processus de libéralisation économique. Néanmoins, le secteur des hydrocarbures ne sera, en aucun cas, au moins pour l'instant, ouvert à l'investissement étranger. D'après Abdallah Salem al-Badri, proche conseiller et homme de confiance du colonel Kadhafi en la matière, il est encore prématuré de suivre la voie entreprise par les voisins algériens qui avaient voté l'année dernière la loi sur les hydrocarbures. Cela s'applique aussi au secteur des télécoms et des cimenteries. En revanche, d'autres domaines seront ouverts à la participation étrangère. Il s'agit plus particulièrement du tourisme et du secteur bancaire. Pour ce qui est du premier, l'expérience connaît jusque-là un grand succès. Des investisseurs suisses, émiratis, italiens et même britanniques sont déjà engagés. Quant au deuxième, on s'interroge toujours sur cette éventuelle ouverture de ce secteur qui a été toujours considéré comme étant un secteur de souveraineté ; et qu'il est exclu de laisser des groupes financiers étrangers l'intégrer. Cela, malgré l'appel du colonel Kadhafi le 5 janvier dernier, en marge des travaux du Congrès général du Peuple, à la création des banques privées en Libye ; et, par là, réviser les statuts afin de permettre aux banques étrangères qui souhaitent travailler en Libye de venir s'installer. Pour Chucri Ghanem qui a, selon des sources concordantes à Tripoli, convaincu Kadhafi de franchir le pas, l'économie libyenne ne s'améliorera jamais sauf en ouvrant les portes à ces établissements. Et au Premier ministre d'ajouter que le seul obstacle auquel nous sommes confrontés réside dans la faiblesse de la performance des banques commerciales locales qui n'arrivent pas à accompagner la mutation en cours. Les choix d'ouverture sont irréversibles, notamment après que la Libye a présenté sa demande d'adhésion à l'OMC (Organisation mondiale du commerce). Cette demande vient d'être acceptée. Des rounds de négociations vont maintenant démarrer avec plusieurs pays pour faciliter cette adhésion. Anticipant sur cette démarche, les autorités libyennes concernées encouragent d'ores et déjà les fonctionnaires du secteur public à s'orienter vers les activités privées. En dépit des points enregistrés en faveur de l'ouverture économique, équilibrée certes, les observateurs estiment que l'influence des Comités révolutionnaires sur les décisions économiques est en train de fléchir. C'est également le cas pour leurs privilèges. Ce qui les poussera, selon ces mêmes observateurs, à aller jusqu'au sabotage de certaines initiatives d'ouverture. Quoiqu'il en soit, ce dernier changement, qui a réhabilité les ministères dont une partie avait, durant les dernières années, été confiée aux Comités populaires, prouve que le régime a peur et compte s'attaquer aux sources du mal ; ce, en s'occupant de plus en plus du social. Le fait de nommer des ministres, cette fois, pour diriger la santé, les hautes études, et, notamment charger Abou Beïd Omar Dorda (un compagnon de route du Guide depuis son accession au pouvoir le 1er septembre 1969) pour gérer le ministère du Logement et des Infrastructures, explique que le pouvoir a des soucis. Et qu'il tente d'anticiper.