Avec l'arrestation d'une nouvelle cellule à visée terroriste, se confirme la permanence de la menace qui pèse sur le Maroc depuis les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca. Cette fois, le lien direct avec les réseaux d'Al Qaïda est immédiatement avéré, ce qui pose avec une grande acuité la question du potentiel de recrutement de ce réseau au sein de milieux travaillés encore par l'extrémisme intégriste, ainsi que celle de la capacité à y faire face… Jeudi 24 novembre, les dix-huit membres de la cellule terroriste démantelée depuis le début du mois ont été déférés devant la cour d'appel de Rabat. Les indications fournies par le parquet précisent que cette cellule avait été constituée à partir de juin dernier par Khaled Aziz, ressortissant marocain qui séjournait en Syrie et avait des liens avec des éléments d'Al Qaïda en Turquie et en Irak. Il fut rejoint en septembre par Mohamed R'ha, un très jeune belge d'origine marocaine qui avait lui aussi séjourné en Syrie et était lié à des milieux intégristes radicaux maghrébins en Europe. Ces deux activistes qui étaient suivis par les services marocains et européens depuis plusieurs mois ont été aussitôt repérés dès leur arrivée au Maroc où ils se sont employés à recruter des membres pour former la cellule dont la mission consistait à effectuer des entraînements en Algérie avant de rejoindre l'Irak puis de retourner au Maroc pour y commettre à terme des attentats. Al Qaïda recrute Les recrutements se sont opérés au sein de milieux travaillés par le salafisme jihadiste et où des candidats-kamikaze étaient prêts à être enrôlés. L'un de ces éléments, arrêté récemment, avait déjà fait l'objet de poursuites après les attentats du 16 mai. Les deux recruteurs ont aussi pris contact avec Brahim Benchekroun et Mohamed Mazouz, qui furent parmi les « Afghans » marocains anciennement détenus à la base américaine de Guantanamo et bénéficiant de la liberté provisoire. Ils auraient servi de principaux relais pour repérer et contacter les jeunes recrues de la cellule, notamment à Casablanca et Agadir. Les services de sécurité ont procédé à l'arrestation des 18 suspects à ce stade de leur préparation. D'autres indications laissent supposer que plusieurs autres éléments ont pu être contactés et constituent une réserve que l'enquête en cours cherche à cerner. Il s'avère ainsi que le Maroc demeure l'une des cibles d'Al Qaïda dont le noyau est désormais recentré en Irak. Les attentats d'Amman sont l'illustration sanglante de cette stratégie de relance des attaques terroristes dans les pays arabes tenus pour « ennemis ». A partir de l'Irak réduit à feu et à sang, il s'agit pour le nouveau centre d'Al Qaïda d'exporter sa stratégie de déstabilisation des pays et des régimes considérés comme alliés des USA et adversaires du modèle « taliban ». Après l'effondrement de l'Afghanistan c'est ainsi l'Irak qui est devenu le foyer de l'activisme d'Al Qaïda, laquelle ne peut exister qu'en fomentant des attentats partout où elle le peut. Les méthodes sont, quant à elles, voulues aussi adaptées que possible aux conditions locales. Si à Amman ce sont des Irakiens qui ont pu être infiltrés, au Maroc le choix s'est porté sur un Marocain et un ressortissant belge d'origine marocaine. Cependant, malgré leur cloisonnement et leurs activités secrètes, les groupes du réseau Al Qaïda sont de plus en plus fragilisés par l'étroitesse des milieux où ils recrutent, qui les rend assez repérables, et par la plus grande capacité des services de renseignement et de sécurité à détecter leurs mouvements et leurs camouflages potentiels. Au Maroc le terrain où s'effectue le recrutement reste encore celui de l'emprise idéologique. On sait déjà depuis les attentats du 16 mai 2003 que ce terrain-là est extrêmement sensible et miné. La marginalisation sociale, la désintégration des faubourgs sub-urbains, l'exclusion sociale d'éléments qui trouvent dans l'extrémisme l'expression de leurs frustrations et de leur rejet, la misère culturelle et humaine qui sévissent dans ces différentes marges constituent un terreau propice aux dérives alimentées, exacerbées et récupérées par l'idéologie intégriste extrémiste. On sait qu'on est là face à un phénomène qui, outre les mesures sécuritaires préconisées, nécessite d'être affronté aux plans idéologique, éducatif, social et urbanistique. L'aspect sécuritaire pour n'être pas seul n'en est pas moins essentiel. Ceci dans la mesure, précisément, où l'interférence avec les réseaux d'Al Qaïda est en cause. La concertation et la coopération des services de sécurité à l'échelle euro-maghrébine ont gagné en ampleur. Cependant des défaillances sont encore relevées, comme celles pointées dans un rapport du comité contre le terrorisme relevant du conseil de sécurité de l'ONU et publié récemment. Ce rapport indique que les moyens affectés à la lutte anti-terroriste au Maroc restent insuffisants ainsi que «la coordination entre les services de renseignement et le système pénal». Le blanchiment d'argent et les opérations financières suspectes ne font pas encore l'objet d'une législation adéquate, et par ailleurs les contrôles douaniers des « cargaisons présentant un risque terroriste » ne sont pas fiables. Les dispositifs nécessaires à une meilleure coopération internationale en la matière restent encore à consolider au Maroc. Coopération sécuritaire Au niveau maghrébin l'évaluation des risques d'infiltration et de contagion terroristes sans être sous-estimée, est-elle suffisamment suivie de mesures préventives adéquates ? On sait que les risques liés au repli de groupes inféodés à Al Qaïda dans les zones sahariennes ont déjà retenu l'attention et ont fait l'objet de manœuvres militaires avec des forces américaines. C'est alors qu'on a fait état de possibles jonctions avec des réseaux de trafiquants qui écument ces régions, voire d'une éventuelle dérive de quelques éléments du Polisario qui seraient tentés par une alliance avec Al Qaïda. En Europe les menaces terroristes restent à l'ordre du jour et on craint que le pourrissement de la situation en Irak, voire en Syrie, ne se traduisent par une nouvelle vague d'attentats. En France, les services de sécurité sont sur le qui-vive et une nouvelle loi anti-terroriste vient d'être adoptée de façon consensuelle. Elle prévoit des mesures plus strictes comme la prolongation de la garde-à-vue, la vidéo-surveillance accrue des éléments suspects et des lieux vulnérables, le contrôle plus étendu des déplacements des suspects ainsi que de leurs contacts par téléphone et par intérnet. Quelle démarcation ? Les milieux sous influence salafiste sont ainsi plus que jamais dans le collimateur en France où, relève-t-on aussi, les recrutements de terroristes potentiels s'effectuent «parmi les gens déstructurés à qui le salafisme offre une nouvelle façon d'organiser leur vie avec des perspectives spirituelles et sociales». Avec l'enlèvement en Irak des deux employés de l'ambassade du Maroc, Abderrahim Boualem et Abdelkrim El Mohafidi, le Maroc avait reçu de plein fouet la menace d'Al Qaïda. Aux côtés des autres forces politiques, les mouvements islamistes ont participé à la condamnation unanime de ce forfait. Les représentants du PJD et d'Al Adl Wal Ihsane ont pris part de façon démonstrative à la manifestation organisée le 6 novembre à Casablanca. On sait que lors de la manifestation organisée au lendemain des attentats du 16 mai, les islamistes avaient été écartés et furent l'objet de vives critiques pour avoir propagé une idéologie pouvant engendrer des dérives terroristes. Face à Al Qaïda, les islamistes marocains ont, de toute évidence, tenu à se démarquer et à se présenter comme des adversaires, voire des remparts, face à l'extrémisme. Il est vrai que le PJD et Al Adl ne sont pas épargnés par les tracts via internet des extrémistes, toujours prompts à déclarer «Kafir» (apostat) tous ceux qui n'adoptent pas leur position. Néanmoins le discours et les attitudes, notamment d'Al Adl, continuent de comporter une ambiguïté qui peut encore faire le lit de l'extrémisme. Il y a là un radicalisme idéologique latent qui fait appel au mythe du califat, qui exclut toute perspective politique rationnelle et qui promet on ne sait quel renversement ou quel miracle pour 2006 ou on ne sait quel autre «grand soir». Même s'il se défend de prôner la violence et ne veut investir que l'action éducative et humanitaire, Al Adl n'a aucune perspective concrète à offrir à des adeptes dont l'attente insatisfaite peut conduire les plus fragiles en direction de l'extrémisme. Les recruteurs parrainés par Al Qaïda peuvent trouver chez ces éléments en bord de rupture un potentiel à récupérer. Ce qui pose la question de la clarification des discours idéologiques entretenus et de leurs implications éventuelles. Les dirigeants d'Al Adl ne peuvent pas ignorer de tels risques, si tant est qu'ils en sont pleinement conscients. Peuvent-ils indéfiniment refuser cette clarification sous prétexte qu'ils sont hors du système et ne veulent rien avoir de commun avec les autres courants politiques ? En laissant croire qu'ils possèdent la solution de tous les problèmes et représentent un «contre-système» achevé, ils ne font qu'alimenter une utopie dangereuse à la longue et une coupure avec le réel où l'extrémisme peut aussi s'alimenter et échapper à tout contrôle de l'organisation. Les islamistes marocains qui se disent «modérés» ne pourront sans cesse jouer sur deux plans différents et ne pas admettre la nécessité de la clarification de leurs présupposés idéologiques et de leurs conséquences ultimes. C'est l'intégrisme, version fermée, limitative et excluante, de la référence à l'Islam, qui est ici en question. Le départ d'un Ahmed Raïssouni, idéologue du MUR (association-mère du PJD), vers Djedda en Arabie Saoudite où il a été intégré à l'académie islamique de jurisprudence relevant de l'Organisation de la conférence islamique, permettra-t-il à cette association de se démarquer du dogmatisme, parfois versatile, qu'il y imposait ? Par contre, il est difficile de voir en quoi les interventions de plus en plus insistantes d'un Abdelkrim Motii, l'un des promoteurs de l'islamisme violent depuis les années 70 et impliqué dans l'assassinat du leader de l'USFP, Omar Benjelloun, peuvent apporter à cette nécessaire clarification, à propos de l'intégrisme. Tout en continuant à vouer une haine tenace à l'USFP et à la gauche marocaine, Motii s'attaque aussi à Al Adl Wal Ihsane, au PJD et aux autres courants islamistes. Il veut se présenter comme un recours contre « les menaces » qui pèsent sur le régime et le pays, selon lui. Le travail visant à contenir l'extrémisme, notamment sur le plan idéologique, reste encore problématique. Il est à l'évidence peu soutenu dans les médias (notamment la télévision), l'école et les quartiers, notamment des périphéries urbaines. L'action associative qui, depuis 2003, a pris plus d'élan a, pour sa part, encore besoin d'être davantage soutenue et diversifiée. L'action sociale en faveur des catégories les plus touchées par l'exclusion et la précarité nécessite du temps et des moyens plus conséquents. Aussi l'urgence continue-t-elle de porter sur «le front» idéologique et éducatif pour tenter de désamorcer les tentations extrémistes.