Prison centrale de Kénitra Reportage La Gazette du Maroc reprend sa série de portraits des condamnés du couloir de la mort à la prison centrale de Kénitra. Chaque semaine, c'est une histoire, un parcours, une vie et un visage qui seront racontés. Il n'y a aucun voyeurisme ni aucune volonté de brader les malheurs des gens. Ceci est une approche pour sortir les 117 détenus du pavillon B de l'oubli. C'est une volonté certaine de participer à la politique nationale pour la réinsertion des prisonniers surtout après la grâce royale en faveur de quelques condamnés models, qui ont retrouvé la liberté après plusieurs années au sein de ce même couloir désormais mythique. C'est aussi une tentative de mise en garde contre les dérapages. Nous essayons, à travers ces histoires, de mettre l'accent sur les limites à ne pas dépasser. Beaucoup de ceux que nous avons rencontrés dans le couloir de la mort ont regretté un geste, un instant de colère, un moment d'égarement. Pour ce numéro, c'est l'affaire Rachid Boutoul, l'homme qui a été accusé d'avoir tué sa femme et sa maîtresse, les a découpées avant de les empaqueter dans des sacs en plastique noir, les corps enduits de peinture pour éviter l'odeur. Celui que certains nomment volontiers le monstre de Sidi Kassem revient avec nous sur sa vie, ses crimes et le remords. "Mon histoire est une course loin des femmes. Je suis ici, aujourd'hui à cause des femmes. Elles m'ont malmené. Et d'abord ma mère. C'est avec elle que le cercle de la torture a commencé". Rachid Boutoul pose les jalons de la rencontre. Du haut de ses 45 ans (il est né exactement le 1er février 1960 à Sidi Kassem) il raconte comment sa mère a été jalouse de sa relation privilégiée avec son père : "Oui, mon père me faisait confiance. Il a vite su que j'étais un homme sur qui il pouvait compter. J'ai eu, très jeune, le sens des affaires. Et mon père avait misé sur moi. Ma mère est devenue malade. Oui, folle de jalousie ". C'est le début des ennuis. Son père, Lhaj Addi avait un commerce. Il vendait du cuir, des épices, des plantes médicinales… Le jeune Rachid n'était pas ce que l'on pourrait appeler un écolier très futé. On peut même avancer aisément qu'il était loin du compte. À l'école El Kora, aujourd'hui rebaptisée école Al Akid Al Allam, il n'a pas laissé le souvenir d'un bon élève. Loin s'en faut. Il quitte l'école sans aller au-delà de la 5ème année du primaire. Il ne sait même pas s'il a obtenu son diplôme (La chahada). Il devient commerçant. Le père trouve un allié. La mère ne l'entend pas de cette oreille. Que savait-elle que ni lui ni son père ne pouvaient détecter à cet instant ? Rachid dira, contre tous, même contre lui-même, que sa mère avait lancé sur lui le plus terrible des sortilèges. " ma mère m'a détesté à mort parce que mon père avait plus confiance en moi qu'en elle. Lui, il savait ce que pouvait être une femme. Il savait". Un drame familial Rachid Boutoul se marie, malgré lui avec sa cousine: "oui, c'était la nièce de ma mère. C'était en 1983. J'ai eu un enfant l'année même de mon mariage puis trois autres. Ma femme s'appelle Zhor. Tout allait bien et quelque treize ans plus tard, les problèmes nous ont envahis. " Quand Rachid Boutoul parle de cette période de sa vie, il est amer. Il est même tellement en colère qu'il se terre dans un mutisme entrecoupé de soupirs. Il n'en rajoute pas, ce bonhomme quand il ressent les vagues houleuses du passé déferler sur son sort actuel. Il ne se fait plus d'illusions sur les états d'âme qui peuvent s'en saisir. Il se laisse aller et déballe tout. Non pas que le tout en question soit en adéquation avec la réalité, mais c'est sa réalité à lui, celle qui est née de ses multiples arrangements avec lui-même. " Ma femme me quitte ; elle prend les enfants ; elle vide la maison. Elle disparaît. J'ai cherché comme un fou ". Trois ans sans nouvelles. Trois ans sans les enfants. Trois ans avec la rage de la trahison. Le deuxième coup fatal est porté par une autre femme après l'épisode de la jalousie de sa mère. Elle apprend qu'elle était à Machraâ Belkssiri, à Doaur Ouled Rouaniya. Il se souvient du nom de Lemqadem du quartier où sa femme habitait avec ses gosses. " Oui il s'appelait Lahbibb ". Pourquoi une telle exactitude pour se souvenir d'un nom, dans une rue, sur le chemin de la folie ? Il ne le sait pas. Il ne sait non plus pourquoi il en parle. " Mes enfants avaient quitté l'école. Ils travaillaient dans une ferraille. Ils sont perdus ". Il dit ne jamais savoir pourquoi Zhor est partie. Pourtant, il dit aussi qu'il buvait beaucoup. Il ne savait plus comment cuver son vin. Et cette femme qui a tenu treize ans aurait pu tenir davantage si la limite n'a pas été franchie. Par elle ou par lui. Peu importe ! Une frontière a cédé. L'alcool ? Non, je ne pense pas ; affirme Rachid Boutoul. Et alors ? Qu'est-ce qui pousse une femme à prendre ses jambes à son cou pour ne plus laisser de traces avec ses enfants ? À coup sûr, l'insupportable. L'irréversible. L'irréparable. Lui ne reverra pas ses enfants. Il dit avoir laissé tomber. Il n'a pas porté plainte contre sa femme. Il n'a pas divorcé. Il se remémore une phrase lancinante qui ne l'a jamais quitté : " Elle m'a demandé un jour qu'est-ce qui avait plus de valeur pour moi : mon travail ou elle. J'ai répondu mon boulot. Et là, elle a compris. Là, elle a commencé à tisser sa vengeance ". Pour Rachid Boutoul, sa femme était avec lui par intérêt : oui je brassais beaucoup d'argent et elle voulait hériter alors que j'étais encore en vie. En un sens, elle voulait ma mort ". Il dit avoir tourner une page. Il est reparti à Sidi Kassem. Il ne veut plus rien savoir. Lhajja Fatéma et Aziza Les cercles de l'enfer se suivent et sont souvent interminables. Quand on met un pied dans la machinerie infernale, il est presque certain que la manœuvre, anodine au départ, ne peut déboucher sur rien d'autre qu'une succession de chutes, plus dures les unes que les autres, qui mènent leur homme dans un bourbier infranchissable. Rachid est de ces hommes qui, un jour, ont déclenché l'engrenage, mis en branle un réseau de circuits, qui ont dérangé un système de ferrailles de sens qui les ont broyés sans discontinuer. Il a franchi le pas, comme il le répétait souvent avant de passer à l'acte. Et le jour où tout s'est accéléré, il s'est trouvé tout juste lucide pour réaliser que s'en est fini d'une période de sa vie. Aziza est arrivée : "c'est une jeune femme qui avait un grand diplôme qui venait souvent me voir dans ma boutique où je vendais les épices, les herbes et d'autres choses ; Moi, je suis un doux. Les gens m'aiment facilement. Alors, elle est tombée follement amoureuse de moi. Elle est devenue littéralement folle." Rachid Boutoul dit qu'il connaissait sa mère alors il n'a jamais cédé aux avances de la jeune femme. " Elle a tout essayé, mais rien ". L'homme avait tiré les rideaux sur le désir. Etait-elle laide ? Pas agréable, pas très femme ? "Non, elle était belle, mais je ne pouvais pas ". Elle lui propose le mariage. Il dit non. Elle vient squatter chez lui. Il accepte, et même "quand elle me faisait prendre ma douche, il ne se passait rien. Elle devenait de plus en plus malade ". S'ensuivent des crises de jalousies, des coups, des tentatives de meurtres de la part de la jeune Aziza. «Une fois elle m'a porté deux coups de couteau sur la poitrine.» Et Rachid nous montre les cicatrices pour se prouver à lui-même qu'il a toujours prise sur son réel. Les choses s'enveniment jusqu'au jour où il rencontre Lhajja Fatéma. Elle tombe amoureuse elle aussi. Il accepte de se marier. Ils vivent dans une autre maison. C'est le calme qui s'installe. Mais un jour Aziza débarque. Elle fait la paix avec le couple. Elle fait croire à Rachid que tout va bien: «Oui, elle était malade et avait perdu ses cheveux. Je crois qu'elle avait une tumeur au cerveau. Elle nous a fait croire qu'elle était heureuse pour nous. J'ai marché». Un autre soir, elle vient le voir au magasin et s'invite au dîner chez lui et Lhajja. Rachid arrose la soirée à coups de Ricard. Le trio boit et festoie. L'homme, l'épouse et la maîtresse au grand complet. La trinité sacrée. La trinité infaillible. Mais Aziza refuse de manger le plat concocté par Lhajja. Rachid sort lui ramener de la kefta. «Un demi-kilo grillé sur le charbon, du pain et d'autres choses. Quand je suis entré, j'ai trouvé Lhajja morte dans la chambre. Aziza me dit qu'elle va me tuer moi-aussi. On sa bat et je la poignarde. Elle est morte parce qu'elle a tué ma femme». C'est là la version Boutoul. Celle de la police qui a eu ses aveux est tout autre. Rachid avoue avoir zigouillé les deux femmes. Oui, il dit les voir achevées. Fin de partie. Le lendemain, il part travailler en laisant les deux cadavres pourir dans la maison. En rentrant: «j'achète six mètres de sac en plastique, deux cartons et cinq kilos de peinture pour masquer les odeurs”. Chez lui, il entame le découpage des cadavres. «j'ai commencé par Aziza. Je n'ai rien senti. J'avais un couteau comme une scie. J'ai entamé la jambe droite, puis la gauche. Comme si je découpais un morceau de bois. je n'ai rien senti. Puis les deux bras. Puis la tête, puis le tronc. J'ai passé de la peinture sur les membres et j'ai tout mis dans le carton après avoir bien fermé les sacs en plastique. Quand il a fallu passer à Lhajja, j'ai eu très mal. C'est comme si j'étais en train de me découper moi-même en morceaux.» Le même rituel de la charcuterie humaine. La peinture sur le corps, le sac en plastique, le carton. «Il fallait voyager à Meknès pour jeter le cadavre découpé de Aziza. J'ai réussi à voyager dans un taxi et tout s'est très bien passé. Je l'ai jetée dans un terrain vague. Je suis rentré à Sidi Kassem et j'ai pris l'autre carton, direction Kénitra, tout près de la station de taxis. Là aussi tout s'est bien déroulé.» Ce n'est qu'une semaine après que la police débarque chez lui. Il s'enferme chez lui et n'ouvre pas. Les policiers passent par la fenêtre. Lui, tente de se suicider. Il se coupe les veines (il nous montre les cicatrices). Il sera transporté à l'hôpital où il restera 17 jours. «Un matin, 20 policiers viennent dans ma chambre. J'ai compris qu'il fallait tout dire. La suite est simple: j'ai signé mes avoeux et j'ai été condamné à mort le 5 février 1999. C'était presque mon anniversaire.” Aujourd'hui, il pense à ses gosses. Il y en a un qui n'est jamais venu le voir. Il ne sait plus à quoi il ressemble. «Les autres sont venus me voir. Lui, non». La cohorte de la nuit La cellule lui paraît immense et vide. Pour la première fois depuis sa détention, il se rend compte que ces murs ne sont pas passés à la chaux blanche. Il y a du gris dans cette blancheur, un gris incertain, un gris qui n'est visible que quand le soleil est aussi nu comme aujourd'hui. Un soleil traître. Un soleil qui met tout à découvert. Rachid n'aime pas trop les accointances avec la nudité. Ni la sienne ni celle des autres. "Je ne pense pas au jugement en lui-même, mais au procédé, les raisons qui se cachent derrière de telles prises de position. Cette femme n'aimait pas ma vie, elle me voulait du mal. Je ne sais pas ce qui avait planté cette mauvaise graine en son coeur, mais c'était la seule vérité que je maîtrisasse. Je n'avais aucun autre choix que de passer à l'acte ". Il se dit ces phrases sans nostalgie, mais les traits tirés par la douleur du souvenir. Cette rencontre est un monologue à voix haute. Le plus grand des aparté Son visage a cette lueur de l'impuissance qui recompose les traits d'une figure en leur donnant des contours différents. Son œil, toujours morne et affaissé, est froid et sans lumière. La tête tout entière est diminuée, presque condensée par un quelconque poids qui l'enserre. Il ne voit plus le mur ou plus exactement, il en entrevoit quelques aperçus mouvants comme si la rétine est frappée par une défaillance optique momentanée. Rien n'est flou pourtant, mais les parois bougent et drapent cette pièce d'un aspect incohérent. Il n'est plus là. Il est triste, sa voix prend des tonalités de lassitude, de profond chagrin. Il se sent coupé de ce monde où il a vécu toutes ses longues années. Une brève cassure dans les jours. Une brèche dans l'infaillibilité de son existence. Il ne sent plus l'enchâssement dans sa cellule. Celle-ci n'existe pas, n'existe plus. Il est subitement hors de son espace, pris et déposé dans un ailleurs qu'il ne peut décrire, mais il n'y a autour de lui rien qui puisse lui donner des indices sur l'endroit où son corps siège. Il marque un arrêt avant d'éclater comme pour mettre fin à ce monologue improvisé sous le soleil de Dieu. " J'ai souvent trouvé refuge dans le sommeil pour échapper à son emprise ". Sommeil ! quel drôle de pied de nez à la fatalité. Comme s'il pouvait ne plus se réveiller. Et à chaque lendemain, il faut refaire le même cheminement qu'hier. Ad infinitum. Il pense à cette vieille figure qui hante aujourd'hui ses nuits. Il fait mine d'avoir oublié à jamais l'amour des femmes. Pourtant, seul, dans l'ombre de sa cellule, il pense. Il pense avec toute la force de sa mémoire à ces anciens jours où il y avait cette silhouette qui peuplait son monde. Il scrute dans les profondeurs de sa mémoire ce visage aimé et aujourd'hui sans contours. Il le tire des limbes de l'oubli et il lui parle, au fond de cette cellule, noyée dans la lumière de midi.