Dopage au Maroc Les anabolisants stéroïdes, les diurétiques, les hormones de croissance et les suppléments nutritifs à base de protéines ou d'hydrates de carbone se vendent en toute liberté au Maroc. Au marché noir comme en pharmacie, l'achat est facile. Un grand nombre de sportifs les utilisent sans contrôle médical. Les risques sont innombrables et peuvent conduire à la mort. Pourtant, aucune mesure de prévention n'est prise. Entre contrebande, anarchie, mercantilisme et inconscience, une bombe à retardement menace le sport et les sportifs marocains. Enquête. Il y a des sportifs génétiquement modifiés qui envahissent la scène athlétique au Maroc. Malgré les discours rassurants et certaines attitudes protectionnistes, le sport marocain est très malade. Non seulement, d'un déficit de résultat mais aussi d'une crise de contrôle qui se traduit par l'amplification du phénomène du dopage dans plusieurs disciplines. Loin des discours officiels qui ne parlent ni de la propreté du paysage sportif au Maroc, ni du dopage, nous pénétrons un monde fermé, un circuit pour initiés, une brèche dans le marché parallèle où la loi du silence est de rigueur. Sebta, Fnideq, Casablanca Six heures de route pour atteindre Bab Sebta et le sésame du dopage s'offre à vous. Nous faisons ce voyage avec un initié, un homme du marché, un dealer que l'on va nommer Oussama, qui arrose les clubs et les futurs Bodybuilders. Oussama a de nombreuses heures de vol au compteur. Il connaît les rouages, sait négocier et a acquis, au fil de ses pérégrinations, une facilité déconcertante à manier le jargon des produits dopants. Une véritable petite encyclopédie qui part en vrille pour un rien. Les noms, les marques, les labos, les prix du marché, les fluctuations de la bourse de la mort, il connaît et maîtrise son rayon de vendeur solitaire sur les chemins de la contrebande. Il est préférable d'arriver à Fnideq la nuit : "cela limite les dégâts". Ni vu ni connu, on fait ses emplettes et on trace la route. Oussama est du genre très consciencieux. Il n'aime pas qu'on le remarque : "le secret de ma longévité? précise-t-il, une main nonchalante sur le volant, une cigarette au bec. La discrétion". Plus de six ans de travail, pas une seule fois, le bonhomme n'a été inquiété. "Les clients sont presque des amis. Ils savent qu'ils ont intérêt à ce que je demeure leur fournisseur. Ils me protègent dans un sens et c'est tant mieux pour nous tous". Arrivés de nuit, il passe un coup de fil. "Je suis là". On marche dans ce quartier bancal qu'est Fnideq, pas loin du souk qui bat des records d'affluence par temps de fête et jours fériés. Aziz (c'est le nom qu'on va donner au grossiste de Fnideq) nous accueille avec un large sourire et un œil un tantinet inquiet de voir son acolyte de longue date faire entorse aux règles. Oussama venait toujours seul, sans témoins. Cette fois, la présence d'une tierce personne jette un léger froid sur l'atmosphère. Oussama coupe court : "il est avec moi". Aziz remet son sourire en place et affiche une joie de bon aloi. "Koulchi moujoud" était le seul échange sur la marchandise. Oussama sort le cash, 7 000 dh en billets bleus et allonge l'addition. Aziz encaisse et livre deux sacs noirs remplis de médicaments, de boîte de protéines, d'ampoules injectables, d'autobronzants et de maillots de bains pour les compétitions de Bodybuilding. Pas une vérification, nous sommes en terre de confiance. Oussama rebrousse chemin : "je ne dors jamais ici". Il reprend la route de nuit et décide de faire une escale à Tanger : "c'est mieux ainsi". Sur la route, il s'épanche : "pour 7000 dh, je peux faire un bénéfice net d'impôts de 10. 000 dh." Et quand on écoute son exposé, on comprend aisément que c'est là un métier juteux. Pour chaque ampoule injectable achetée à 10 dh, ce sont 30 à 40 dh de bénéfice à la revente dans un club de sport à un ami de longue date. Et Oussama ne sort pas un dirham de sa poche. Avant de tourner le contact en partance vers le Nord, il fait sa tournée de salles de gym ou de cafés, rencontre les athlètes, ramasse le blé, note les commandes, fait le calcul et rassure son monde. En cas de saisie par les gendarmes et cela arrive beaucoup aux novices, aux apprentis dealers qui ne maîtrisent pas les horaires, les visages des gendarmes, les bons circuits, c'est lui qui raque. Anabolisants stéroïdes et autres variétés… Le sac était une pharmacie ambulante. Oussama mettait un point d'honneur à nous montrer ses produits de base : "Deca-durabolin, Primobolan, Winstrol, L-Carnitine, Créatine, Acides aminés, L-Arginine, Glutamine, Vanadyl sulfate, protéines en poudre, crème de massage pour les crampes musculaires, diurétiques …". Toute la sacro-sainte panoplie pour inonder le marché des athlètes. "Ma clientèle ? Essentiellement des culturistes. Mais j'en vends aussi à des footballeurs, des coureurs et des cyclistes. Mais ce sont les culturistes et les haltérophiles qui achètent le plus ". Le Deca tient le haut du pavé, et Oussama en fait son cheval de bataille. "Ils aiment ce produit. Il faut dire qu'il est explosif. Alors j'en achète le maximum parce que la demande est conséquente.". Oussama n'avance pas de chiffres sur ses bénéfices nets mensuels. Il est de ceux qui pensent que les gains ne sont pas des sciences exactes. Mais un simple calcul nous amène à quelque 30 ou 40 mille dh nets par mois et exonérés d'impôts. Au moins quatre voyages par mois à raison de 7000 dh d'investissement à chaque montée au Nord avec un pourcentage qui va au-delà des 100%. Le marché, quant à lui, n'est jamais saturé. Il y a constamment de la demande. Dans les clubs de musculation, les acheteurs sont légion. Tout le monde veut ressembler en un rien de temps à Ronnie Coleman ou Chris Cormier (deux grands champions qui font à eux deux plus de 260 kilos de muscles secs). Le profil de l'acheteur est simple : des ouvriers, des videurs, des étudiants qui n'aiment pas la classe et qui adorent les haltères et autres bancs maculés de sueur rance. Des gens pauvres pour l'essentiel pour qui la masse musculaire compense d'autres manques. Et ils se débrouillent l'argent pour se faire quelques piquouses en semaine durant neuf mois pour arborer un corps d'Apollon malade l'été sur les plages marocaines. Tous les usagers des anabolisants ne savent même pas lire ni écrire et quand ils ont écumé quelques bancs de classe, ils ne vont jamais jusqu'à la case des effets nocifs des produits qu'ils se tirent dans les flancs. Ils ont pour la plupart de l'acné en stade avancé et ne jure que par le dopage. Ils dorment et se réveillent avec l'obsession de l'injection intramusculaire qui réduit l'espérance de vie et donne quelques moments d'euphorie passagère. Pour l'un d'entre eux qu'on nommera Khalid : "ce n'est pas grave si demain j'ai un problème au foie ou aux reins. Je sais que le dopage est dangereux, mais je ne peux plus arrêter. C'est comme une drogue et sans elle, je ne sais pas ce que je peux faire". Khalid récite par coeur les noms des produits qu'il utilise et insiste sur les cycles du dopage. Il a des cures et quand il est en manque, il a recours à d'autres substances naturelles comme le gingembre et le ginseng : " mais l'effet n'est pas aussi fort que le Deca " Dopage sans contrôle Oussama semble intrigué par le fait que les pharmaciens ne soient pas si regardants sur les ordonnances. Ensemble, on fait le tour des pharmacies et on montre nos billets. "Un déca-Durabolin, un Andotardyl et un Sustanon. Et aussi un Proviron." Le vendeur s'exécute et nous donne les médicaments. On aboule le flouss, et on s'en va avec nos anabolisants sous le bras. Ni surpris, ni inquisiteur, l'employé de pharmacie n'a pas demandé à voir l'ordonnance, ni posé la moindre question. Nous avons essayé le même coup dans d'autres pharmacies avec le même succès. Pourtant, l'un des pharmaciens que nous avons contacté, Mohamed Yassine, a précisé "que ce type de médicaments ne doit être vendu que sur ordonnance". Où est la faille, donc ? Il se trouve que personne n'a jamais relevé de cas de dopage et que, d'une façon plutôt souple, on vend des produits dopants en toute bonne conscience. Qui sont les acheteurs ? Tout le monde, jeunes, moins jeunes, hommes, femmes, malades, bien portants, sans distinction aucune. Pour un autre pharmacien de Casablanca, les choses sont claires : "oui, on connaît la chanson, mais bon, du moment qu'il n'y a pas mort d'homme et que les autorités ne sont pas si fermes, on laisse aller". Une franchise qui dénote dans ce concert de consensus qui voudrait que ces produits ne soient vendus qu'à des personnes malades ou des patients âgés. "Nous vendons plus à des jeunes et nous savons pour quel usage ils achètent de l'Antrotardyl ou du Sustanon. Ils se dopent et il n'y a aucun suivi derrière", souligne ce même pharmacien qui connaît le problème par cœur et dans ses moindres détails : " le pire c'est qu'ils associent souvent ces anabolisants à des diurétiques comme Lasilix ou Aldactazine que nous vendons aussi. Le tout couronné d'une prise de Potassium, ce qui peut entraîner un arrêt cardiaque immédiat". Dans les clubs, nous avons recueilli plusieurs témoignages de jeunes qui, avant une compétition, ont eu recours aux diurétiques : "pour sécher, éliminer l'eau sous cutanée et paraître plus sec et plus volumineux". À la question sur les complications de santé, ils sont presque tous formels : " au début des cycles de dopage, j'ai remarqué que j'avais des érections pas normales. J'avais toujours envie de faire l'amour et j'ai même senti que mon pénis avait gonflé. Plus tard, au bout d'un an et demi, j'avais de moins en moins d'érections, mais je souffrais de migraines et de maux aux articulations. Une fois lors d'une compétition, j'ai failli m'évanouir parce que j'avais pris des diurétiques. Je sais qu'ils sont dangereux si on dépasse les doses, mais cette fois-là j'ai eu très peur." Au-delà des lignes rouges Mais le dopage ne touche-t-il que les sports de périphérie comme le culturisme (musculation), l'haltérophilie, le cyclisme et l'athlétisme? Si l'on en croit les dealers, l'étendu du marché des usagers est énorme et tout le monde est concerné. Oussama vend à des sportifs de haut niveau qui jouent "dans des clubs connus". Il ne donnera aucun nom, mais il jure les dieux des stades que plusieurs noms de ceux que l'on voit défiler les dimanches sur les chaînes de télévision ont été des clients. "Ils prenaient surtout le Deca parce que c'est le produit qui peut s'adapter à plusieurs types de sports. Et des diurétiques avant les compétitions". La nandrolone, principe actif du Deca-Durabolin justifie son statut de roi du marché de la dope et les diurétiques sont destinés, selon Oussama, aux boxeurs et quelques judokas et autres amateurs d'arts martiaux. Ce sont généralement les sports où le poids est important pour se présenter dans différentes catégories. Quand on pousse le bouchon un peu loin pour avoir des détails, Oussama jette sa phrase passe-partout : "tout le monde se dope, tout le monde le sait et tout le monde fait comme si…". Oussama peut nous citer volontiers les noms de grands athlètes marocains qui se sont fait épingler lors de contrôles antidopages en Europe pour étayer sa thèse sur l'étendue des dégâts sur le marché du sport au Maroc. Et dans un sens, le discours d'Oussama, le maître dealer, tient la route. Puisque jamais, au grand jamais, nous n'avons vu de campagnes de sensibilisation pour prévenir des méfaits du dopage au Maroc. Cette anarchie qui trouve un terrain fertile dans les quartiers populaires où des milliers de jeunes jouent au chat et à la souris avec la mort chaque jour à coup de " piquouse " dans les fesses. Jamais un ministre n'est monté au créneau pour attirer l'attention sur le fléau comme si ce phénomène était étranger à nos terres. Ignore-t-on vraiment que les anabolisants sont utilisés en masse au Maroc, néglige-t-on le danger de telles pratiques au sein de la famille sportive au Maroc ou joue-t-on à l'autruche qui s'enterre pour se payer une bonne conscience? Dans les clubs de musculation, les moniteurs de sport sont clairs sur le sujet : "nous n'avons jamais eu la visite d'aucune délégation du défunt ministère de la Jeunesse et des sports et de l'actuelle administration des sports ni pour un contrôle ni pour voir dans quel état de délabrement sont les clubs de sport." Tellement vrai puisque pour certaines salles, ce sont des dépotoirs, des conglomérats de maladies et de saletés qui devraient être fermées si une délégation officielle venait à constater l'état des choses de très près. Mais ceci est un autre débat… Toujours est-il que personne n'est inquiété ni par des enquêtes, ni par des commissions de surveillance qui descendent sur le terrain pour faire le bilan des dommages déjà causés. Clubs mercantiles Un tour à Casablanca avec Oussama qui fait ses livraisons pour se rendre compte d'un autre phénomène : la vente des suppléments nutritifs dans les salles de musculation et de remise en forme. Les protéines et autres produits énergétiques ont pignon sur rue. Sans suivi médical, sans ordonnance, n'importe qui peut acheter n'importe quoi. De la Créatine, à la L-Carnitine, en passant par les protéines en poudre et les kilos de sucres déguisés en hydrate de carbone que l'on vend sous des noms comme Mass 200 ou Mega Mass 4000. Certains propriétaires disent avoir des autorisations de vente, et on veut bien le croire, mais la question à se poser, c'est dans quels cas de tels produits sont prescrits pour les sportifs et par qui ? Souvent, c'est le moniteur qui est analphabète qui vous conseille de prendre tel mélange protéinique pour gagner de la masse musculaire ou telle substance pour perdre du poids. Sans savoir si le corps du sportif peut tolérer de telles substances, on les lui fourgue à des prix assez conséquents allant de 200 à 800 dh selon la marque et le type de marchandise. On vend des acides aminés en gélules et d'autres produits de récupération comme la Glutamine alors que l'on doit savoir que ce sont là des substances qui peuvent entraîner des lésions en cas de dépassement de la date de péremption. Et selon Oussama, qui s'y connaît, beaucoup de dealers trichent et changent les emballages pour placer leurs produits périmés et invendus. Oussama nous montre d'autres magasins à Derb Ghallef qui vendent les mêmes produits sans prescription médicale et d'autres boutiques au centre ville qui affichent des prix exorbitants et tiennent leur commerce contre vents et marrées. D'où vient cette impunité ? Mystère, mais de l'avis des moniteurs des salles de gym, jamais, là non plus, personne n'est venu s'enquérir de l'état des choses. Il n'y a pas eu mort d'homme encore, mais les langues se délient facilement dans ce milieu où la curiosité le dispute à l'ignorance. "Un tel a eu de graves problèmes aux intestins parce qu'il a pris des acides aminés périmés. Il a failli mourir. Il voulait grossir, résultat des courses, il est maigre comme un clou", jette, pêle-mêle, un mastodonte plaisantin qui dit savoir ce qu'il prend puisqu'il n'a jamais souffert que de quelques éjaculations en plein séances d'entraînement dues à une prise excessive et avouée de Testostérone. Les exemples comme celui-ci sont nombreux et beaucoup ont frôlé des catastrophes. Pour un médecin de la place qui requiert l'anonymat, la sonnette d'alarme doit être tirée : "les jeunes sont souvent ignorants et c'est là le grand danger. Ils prennent par mimétisme ce que d'autres sportifs leur conseillent et souvent les catastrophes sont évitées de justesse". Ce médecin nous relate plusieurs cas de jeunes qui ont eu des problèmes cardiovasculaires après de fortes doses d'anabolisants stéroïdes et souligne le rôle à jouer par les pharmaciens qui doivent être vigilants et intransigeants, quitte " à ne pas vendre" parce qu'il s'agit là "de la vie de nos jeunes ", insiste-t-il. Quelles solutions face à ce phénomène grandissant surtout que le Maroc pourrait devenir une plaque tournante du trafic de produits dopants ? Il suffit, comme nous l'explique ce même médecin, d'acheter dans les pharmacies marocaines des substances que l'on fait passer à l'étranger pour les revendre dix fois le prix puisque les mesures antidopages sont strictes en Europe. Une simple ampoule injectable de nandrolone achetée à 50 dh pourrait être vendue 10 fois le prix en France. Pour le moment et en l'absence de mesures draconiennes sur le terrain par les responsables de tutelle, le fléau ne fait que prendre de l'envergure faisant des jeunes de véritables candidats à la mort prématurée.