Courrier d'écrivains De décembre 1995 à octobre 1999, Ghita El Khayat et Abdelkébir Khatibi entretiennent une correspondance rendue publique, par les soins de l'éditeur Marsam sous le titre "Correspondance ouverte". Ghita El Khayat est écrivain, psychiatre, psychanalyste, Abdelkébir Khatibi est, lui, chercheur, poète, sociologue et animateur de nombreux séminaires pluridisciplinaires dont les travaux apportent toujours un plus à la réflexion et à la recherche de qualité, très pauvre au Maroc. Khatibi est, aussi, producteur de concepts, comme l'ont fait quelques grands philosophes, ses amis, Jacques Derrida notamment, auteur de la "DIFFERANCE", Gilles Deleuze dont le nomadisme a été, surtout, intellectuel, pour un homme attaché à "son" Paris proustien, Roland Barthes et son "roman", théorisé dans son dernier séminaire par une sorte de roman sur le roman ou encore Michel Foucault auteur d'un travail magistral sur la folie, la prison et la sexualité. Le concept qui traverse la "Correspondance ouverte" est “l'aimance". Abdelkébir Khatibi définit l'aimance comme "cette langue d'amour qui affirme une affinité plus active entre les êtres, qui puisse donner forme à leur affection mutuelle et à ses paradoxes. Je suis convaincu qu'une telle affinité est à même de libérer entre les partenaires un certain espace inhibé de jouissance. Un lieu de passage et de tolérance, un savoir-vivre ensemble entre genres, sensibilités et cultures diverses". La littérature de la correspondance entre les deux sexes, nous rappelle Zineb Abderrazik Chraïbi, qui a présenté récemment le livre et les deux écrivains à la Galerie Marsam, à Casablanca, "puise ses ressources dans la passion amoureuse". Plusieurs exemples ont marqué la littérature dans ce sens, pour ne citer que celui de Simone de Beauvoir avec Nelson Algren, l'Américain, "ces lettres qui ébranlent un mythe", nous dit-on. Nizar Quabani, auteur de "Cent lettres", adressées non à une seule femme mais à toutes les femmes ou encore Jabrane Khalil Jabrane, l'auteur du "Prophète" qui a entretenu une correspondance, douloureuse nous rappelle Mme Chraïbi, avec May Ziada. Mais on retiendra que le parcours de Ghita et Khatibi est marqué par un souci critique, qui refuse la vassalisation et le lieu commun, malgré l'invite, lancée à l'occasion de cette "Correspondance ouverte", pour un dialogue, un trilogue et, pourquoi pas, le colloque, nous dit Abdelkébir Khatibi. D'ailleurs, le langage doit être subvert, au profit de la création, celle qui traverse de bout en bout ce livre, marqué par un grand drame, la disparition de la fille unique de Ghita El Khayat. Elle reste digne et ne change rien à l'exigence intellectuelle et à la rigueur qu'elle a héritée de quelques grands maîtres, qu'elle a rencontrés, dont Michel Foucault ou Jacques Lacan, dont elle a suivi les séminaires. D'ailleurs, Ghita El Khayat, auteur de quelques rares recherches sur la folie et particulièrement "Al Ank", qui aurait inspiré un "vol au-dessus d'un nid de coucou bis", si on avait des cinéastes encore inspirés, et qui s'en prend à la médecine en tant que savoir et pratique institutionnels, dans une société désinstitutionnalisée. Bien sûr, cela crée des problèmes, énormes et participe à la marginalisation d'une femme-écrivain, étiquetée comme a-normale, qui dérange, au point qu'on l'exclut des forums féministes, voire des "dicos" et des anthologies consacrés aux écrivains. Incomprise, Ghita souffre également de la sous-communication médiatique autochtone, car ses propos ne sont pas toujours assimilés et donnent lieu au maximum de faux problèmes. Et elle oppose au quiproquo le silence psychanalytique, silence interrompu lors de cette "Correspondance ouverte" avec Khatibi, où on redécouvre le côté caché d'une véritable écrivain, une femme de raison aussi, qui refuse de tout son cœur (cœur et raison!), qu'on continue à "indigéniser" la culture populaire, en favorisant le charlatan ou la charlatane, contre la psychanalyse, contre la psychiatrie, contre la science. Abdelkébir Khatibi, qui n'a jamais été complaisant, reconnaît de grandes qualités à Ghita El Khayat, dont celle d'être écrivain à part entière, malgré qu'elle ne soit pas prophétesse dans son pays. Des prophétesses, il y en a eu pourtant ! Faute de message, malgré l'intervention répétée du facteur et l'attente face à la boîte aux lettres individualisée, cette correspondance est adressée à tout un chacun, pour bousculer ce "silence qui gâte l'estomac" comme disait Nietzsche, cité par Abdelkebir Khatibi.