Question du Sahara Le concert des voix qui s'élèvent en Algérie pour reconsidérer la position rigide du pouvoir sur la question du Sahara est significatif d'une évolution en profondeur. C'est une conséquence logique de l'exigence accrue d'une réelle démocratisation du pays et de la contestation multipliée des derniers alibis du pouvoir La récente déclaration de Saïd Saadi, leader du RCD algérien, à “La Gazette du Maroc” selon laquelle le Polisario n'intéresse guère le peuple algérien, a mis en relief un vaste courant d'opinion contestataire en Algérie à l'encontre de la politique du pouvoir concernant la question du Sahara. Des voix s'élèvent de plus en plus pour mettre à nu le décalage entre l'acharnement de cette politique et le caractère non national et non prioritaire de cette question pour l'immense majorité de l'opinion algérienne. Couvrant l'ensemble du spectre politique, ces voix sont significatives par leur diversité et leur cohérence. Il n'est pas indifférent que ce soit Saïd Saadi qui souligne la fonction de masque conférée depuis trois décennies par le pouvoir d'Alger à cette affaire pour camoufler les problèmes réels d'ordre social, économique et politique qui restent les véritables enjeux pour l'Algérie réelle. Alors que le RCD avait appuyé la ligne dure contre les groupes armés islamistes et avait participé au gouvernement avant de rompre avec Bouteflika, il ne s'agit pas pour lui d'accorder encore du crédit au pouvoir ni de fermer les yeux sur sa nature profonde. Il considère que la lutte contre l'extrémisme terroriste ne saurait faire oublier la priorité des choix démocratiques toujours handicapés par l'emprise des fractions les plus dures du noyau militaire. C'est cette même logique qui conduit le RCD à dévoiler et dénoncer tous les alibis de ce pouvoir qui veut éviter d'être confronté à l'exigence d'une véritable démocratisation du système. L'un de ces alibis les plus tenaces est bien la question du Sahara et la mobilisation militaire et diplomatique très coûteuse qu'elle entraîne ne suffit pas à lui conférer une légitimité. Ainsi, le tabou que le pouvoir d'Alger avait longtemps pu imposer, depuis les temps obscurs du parti unique et du nationalisme populiste de Houari Boumediene, sur la question du Sahara ne cesse de s'effriter. Tant que le clivage semblait être celui opposant le “progressisme républicain” d'Algérie à la “réaction monarchiste” du Maroc, l'illusion pouvait être entretenue auprès des courants de la gauche algérienne. Or ce clivage n'a cessé d'être démystifié et à mesure que la revendication démocratique prenait de l'ampleur en Algérie, les schémas simplistes sur les deux pays et les deux régimes ont été battus en brèche alors que les alibis et les masques devenaient plus perceptibles. Les vraies priorités C'est ainsi que la question du Sahara est désormais perçue autrement, sous l'angle de la priorité aux choix démocratiques et d'un timide mais réel retour à la perspective maghrébine. Déjà le Front des forces socialistes de Hocine Aït Ahmed avait mis en garde contre une politique qui avait ruiné l'espoir d'une construction maghrébine. L'agressivité du pouvoir d'Alger sur la question du Sahara était, selon lui, démesurée et injustifiable d'un point de vue tant soit peu maghrébin. Préoccupé par la crise qui couve toujours en Algérie, ce vieux leader socialiste, opposant de toujours au pouvoir, s'inquiète surtout d'une possible aggravation des conflits qui déchirent le pays depuis près de 15 ans. La question du Sahara ne figure nullement parmi les enjeux ou les priorités qu'il souligne et lorsqu'il lui est arrivé de s'adresser à Kofi Annan, secrétaire général de l'ONU, c'était pour saluer l'intervention de ce dernier “en faveur d'un dialogue interne en Algérie” après les sanglantes années de guerre civile. Hocine Aït Ahmed considère que le pouvoir et les généraux doivent “être mis au pied du mur” pour que les vrais problèmes de l'Algérie ne soient plus éludés, à savoir une véritable démocratisation du pouvoir, une meilleure prise en compte des réalités régionales et culturelles (en Kabylie et ailleurs), une meilleure gestion des ressources du pays au profit des larges populations minées par le chômage, la pauvreté et l'exclusion. A la lumière de cette approche, on aperçoit davantage le rôle, vital pour le régime, conféré à la question du Sahara. Plus la question de la démocratisation du système est mise en avant, plus ce rôle d'alibi et de marqueur des clivages internes du pouvoir devient plus évident. Clivages internes Pour s'en convaincre, il suffit de se rappeler les péripéties liées aux relations fluctuantes entre Abdelaziz Bouteflika et le noyau militaire du pouvoir. Avant sa réélection en mai 2004, il s'est trouvé des porte-voix de la ligne dure comme le général Ben Yellès pour soupçonner le président-candidat d'envisager des concessions sur le Sahara. Il aurait alors été coupable, selon ce général, “d'hypothéquer la souveraineté nationale” et de “remettre en cause les principes qu'il avait défendus avec zèle par le passé” (interview au “Matin” d'Alger le 12 mars 2003). Au lendemain de sa réélection, Bouteflika ne semblait plus hésiter. Il ne pouvait facilement rompre avec cette constante du pouvoir algérien cherchant à compenser sa fragile légitimité populaire et les divisions qu'il couve, par une cause sacrée commune autour de la question du Sahara et du soutien au Polisario. En reprenant à nouveau les accents du Boumedienisme de ses origines, le président Bouteflika se couvrait sur ses flancs militaire et populiste, en attendant, peut-être, des jours meilleurs. Or les blocages que ne cesse d'induire le système en place exacerbent les tensions réelles, au moment où les protestations se durcissent face à l'absence de retombées sociales de la manne pétrolière multipliée par les dernières hausses des prix des hydrocarbures. Le pouvoir algérien semble ainsi voué à gérer sans changement notable la montée des tensions qui se traduit par une recrudescence des violences, des mouvements sociaux multipliés et un isolement politique croissant. Opposition plus claire La nouveauté transparaît, sans doute, dans l'affirmation plus grande aujourd'hui d'une opposition aussi à la ligne sur le Sahara. Jusqu'ici le débat politique interne avait épargné au pouvoir une contestation manifeste sur cette question. Aujourd'hui le ton a changé. L'opposition, de différents bords, considère que les derniers alibis du pouvoir ne peuvent plus être ménagés. Les déclarations récentes de la dirigeante du parti des travailleurs, Louisa Hanoune, est très révélatrice. Venant d'un mouvement qui s'est toujours situé à gauche et a bénéficié d'une certaine bienveillance du pouvoir (contrairement au FFS de Hocine Aït Ahmed), cette opposition indique une évolution manifeste. En soulignant sans ambiguïté qu'elle “ne soutient pas le Polisario ni le plan Baker qui est loin de n'avoir que des côtés positifs”, Louisa Hanoune, qui fut candidate aux dernières élections présidentielles, se situe ainsi à “contre-courant d'un sujet tabou, longtemps frappé d'une sorte de sacralité” (selon le journal algérois “Liberté”). Refusant d'être dupe des discours habituels du pouvoir, elle appelle à “l'ouverture d'un débat clair en Algérie” sur la question du Sahara. Elle incrimine le jeu des “multinationales qui tirent les ficelles pour disloquer la région du Maghreb” et affirme que “personne n'a intérêt à ce que le Maghreb s'entre-déchire et se détruise”. Louisa Hanoune invite Bouteflika à élargir la notion de “réconciliation” qu'il prône en Algérie afin de l'étendre aussi aux relations avec “les pays voisins”. Et de s'interroger : “pourquoi l'Algérie refuse-t-elle d'ouvrir ses frontières alors que le Maroc a supprimé le visa pour les Algériens ?” Les mythes avec lesquels le pouvoir algérien avait longtemps nourri et justifié son attitude envers le Maroc ayant été largement érodés, il n'est pas surprenant que pour des militants comme Louisa Hanoune rien ne sert de prolonger un conflit qui a si longtemps hypothéqué le Maghreb. Il s'agit à présent de revenir aux réalités régionales et de reprendre le chemin de la perspective maghrébine. Dette envers le Maroc C'est aussi le souci exprimé par l'ex-président Ahmed Ben Bella qui, dans une déclaration à Al Jazira le 3 novembre dernier, a tenu à retrouver l'accent de la ferveur maghrébine qui avait, durant la lutte pour l'indépendance, été prédominante. “Rien, a-t-il dit, ne saurait nous séparer de nos frères marocains qui ont été à nos côtés durant notre révolution et ont fait l'impossible sur ce plan”. Il a, avec émotion, rappelé “la dette des Algériens envers Mohammed V”. Alors que le ton semblait monter entre les deux pays, cet automne, en marge du vote demandé par Alger au sein de la 4ème commission de l'ONU, Ben Bella a tenu à invoquer la voix de la raison et du cœur pour éviter toute aggravation artificielle de la tension. Quand on sait que l'ancien dirigeant du FIS, Abbassi Madani, avait lui aussi nettement mis en garde contre le déni des droits du Maroc au Sahara qui, selon lui, sont incontestables, on voit que d'un bout à l'autre des forces non inféodées au pouvoir, une attitude plus nette prévaut en faveur d'un dépassement du différend sur le Sahara. Le fait que les divers courants arrivent à cette même conclusion, en partant de prémisses différentes, signifie que le sens des réalités s'impose à tous. Déjà Mohamed Boudiaf avait établi un lien direct entre la question de la démocratisation du pouvoir et celle du règlement du conflit du Sahara dans une perspective maghrébine. Ces deux questions lui ont valu d'être sacrifié comme il l'a été. Aujourd'hui son approche semble à nouveau prévaloir au sein des forces politiques qui militent pour une véritable démocratisation. Celle-ci s'avère, en Algérie et aussi au Maroc, incompatible avec la prolongation du conflit sur le Sahara. Initiatives nouvelles Les propositions avancées par le Maroc en vue d'un compromis avec l'Algérie et privilégiant l'option d'une large autonomie pour la région saharienne dans le cadre de la souveraineté marocaine constituent un élément nouveau aussi pour ces forces qui veulent en Algérie sortir de l'impasse. Faut-il s'étonner du fait que ce sont les milieux les plus rigides en matière de démocratisation qui veulent maintenir une attitude anachronique sur le Sahara ? La grotesque intervention du ci-devant Driss Basri, hanté par la justice de son pays, pour appuyer le plan Baker et les “durs” d'Alger peut être considérée comme symbolique d'une solidarité entre réprouvés. Quant aux forces politiques et aux organisations de la société civile au Maroc, elles seraient bien inspirées de multiplier les contacts et les initiatives avec leurs homologues algériennes pour rattraper quelque peu le temps perdu.