Projet d'adhésion En dépit des déclarations agressives des uns, arrogantes des autres, les Turcs ont décidé de faire profil bas et éviter de répondre aux provocations. Ils veulent laisser, semble-t-il, eux aussi, le temps au temps. Et, de prendre leurs interlocuteurs européens au mot. Intérêts obligent. Les Turcs savaient d'emblée que la majorité des Etats européens, sauf l'Allemagne pour le moment, est contre leur adhésion. Ils n'ont aucun doute que ces pays feront tout afin qu'ils ne soient pas admis au sein de ce “Club Chrétien” par excellence. C'est ce qu'avait dit ouvertement, il y a de cela quelques années à l'Ifri (Institut français des relations internationales), l'ancien président turc, Suleïman Demerel, qui avait été reçu à l'époque en grande pompe à l'Elysée par Jacques Chirac. Cela dit, ils ne se font pas trop d'illusions quant aux intentions de ces Etats européens qui jouent à la fois l'humanisme et l'hypocrisie. L'establishment turc, avec toutes ses composantes, gouvernement, armée, partis politiques et sociétés civiles, sont tous conscients de ce que veulent dire les Européens par “Candidat à part et sous haute surveillance”. Même si Bruxelles affirme que la Turquie a “suffisamment rempli les critères politiques” pour que l'ouverture des négociations soit préconisée. En dépit de ce constat, les Turcs sont apparemment déterminés à aller jusqu'au bout de leur revendication. Ils vont, selon leur premier ministre, Recep Erdogan, lever les obstacles un à un, retirer progressivement les alibis avancés sans trop bousculer. Et, de continuer à donner les exemples en matière de civilisation, de modernisme et de laïcité. Interrogé par La Gazette du Maroc sur les conditions draconiennes imposées par certains responsables européens, le ministre turc des Finances, Kemal Wnakitan a répondu avec un sourire ottoman : “Nous pensons que l'Union européenne est une communauté de valeur. Si tel est le cas, la Turquie doit y trouver sa place”, et se poursuivre sur un ton ferme : “Si cette U.E. a pour intention de promouvoir une confrontation des cultures, c'est une autre histoire”. Cela dit, les répercussions de ce rejet pour des raisons européennes et non turques, seront plus proches des scénarios catastrophiques que de toutes les autres configurations, et à tous les niveaux. En d'autres termes, la Turquie, qui a porté le drapeau de la lutte ottomane contre l'Europe chrétienne pendant plus de six siècles, peut retrouver, au cas où, son ancien visage. Ce dernier, que la laïcité de Kemal Attaturk a voulu changer, non seulement pour qu'il devienne européen, mais aussi pour qu'il ne soit plus jamais musulman. C'est dans ce contexte qu'il faut placer les propos du Premier ministre français, Jean-Pierre Raffarin, qui déclara, jeudi dernier à Paris, au cours d'une intervention à la maison de l'Europe que “si l'humanisme européen doit systématiquement repousser la Turquie dans le fondamentalisme ? et si l'humanisme est fait pour claquer la porte ?” Et à Raffarin de répéter dans le même sens : “La Turquie n'est pas prête, mais si on lui ferme la porte, on la rejette”. Des interrogations qui n'engagent personne commentent les proches collaborateurs du Premier ministre turc, qui l'ont accompagné au Parlement européen à Strasbourg. La nostalgie religieuse Le retour de la Turquie au bercail islamique aura, le cas échéant, des effets très graves sur les relations avec l'extérieur européen. Ainsi, Ankara se retrouve à nouveau à la ligne de démarcation religieuse avec le Vieux continent. Ce rejet d'adhésion prouvera que la “guerre des civilisations”, est une réalité, elle est en plus logique. Et parce que l'Europe et non les Etats-Unis, constitue ce prolongement géographique avec la Turquie, elle deviendra, en même temps, le “fer de lance” et la “victime” de cette thèse. Et, de là, le projet hégémonique américain sera le premier à profiter d'une telle situation. Ce rejet créera une autre répercussion. Celle-ci consiste à créer une barrière assez dangereuse à la complémentarité entre les sociétés chrétiennes et laïques, et les communautés musulmanes qui vivent sur leurs territoires. Ce qui provoquera des scissions et des tensions internes. Sur le plan du monde islamique au Moyen-Orient, et partout dans le monde, ce rejet fera perdre à l'Europe la sympathie des musulmans qui appréciaient hautement sa position. Celle-ci est différente de celle des Etats-Unis, notamment à propos du conflit israélo-arabe qui a tendance à perdurer. L'Europe sera mise dans le même panier que Washington. Ils considèrent sa position comme étant un échange des rôles entre Occidentaux. Ce, alors que le principal objectif consiste à préserver le soutien aux agressions israéliennes. D'autre part, le monde musulman sera certain si la demande d'adhésion de la Turquie est rejetée, que les slogans de la démocratie, des libertés et des droits de l'Homme, brandis par l'Occident en général, ne sont que des instruments pour vider la culture islamique de son contenu. Et, de discréditer leur identité. Ce sentiment et cette vision existent déjà depuis l'interdiction du port du voile en France, et la décision du Tribunal européen des droits de l'Homme, le 29 juin 2004. Cette dernière légalisant l'interdiction de porter le Hijab en Turquie. Quelle sera la situation si ce pays reste en dehors de l'U.E. ? Le rejet de l'adhésion de la Turquie aura à la fois des effets contraires et négatifs sur les tentatives d'instauration des démocraties et des libertés selon le concept occidental dans le monde islamique. La non adhésion de ce grand Etat-nation, membre actif de l'Otan, relancera les tendances nationalistes et chauvines. Si des voix assez influentes appellent, aujourd'hui, au retour de la “Ligue turque”, le rejet renforcera les orientations encourageant l'établissement d'un “monde turc”, avec le Caucase, l'Asie centrale et la partie turque de Chypre. Egalement, les effets sur les minorités turques dans la région des Balkans. La relance des idées nationalistes, même sur de nouvelles bases, créera des équations délicates aussi bien au Moyen-Orient, en Asie et même en Europe. Le rejet de la Turquie ravivera le conflit historique, géographique et civilisationnel entre, d'une part, la Turquie, et, de l'autre, la Grèce et l'Arménie. De là à ne pas écarter la probabilité d'une instabilité au sein de l'Europe. Car Athènes fait partie de ce continent. Le sentiment qui pourrait prévaloir chez les Turcs, au cas où leur pays n'est pas admis à l'Union européenne les poussera à adopter de nouveaux choix régionaux et internationaux. La Russie est parmi les Etats candidats à saisir cette occasion, et initier un rapprochement avec son puissant voisin, ennemi d'antan. Ce qui créera probablement un déséquilibre de l'équation en faveur d'une alliance turco-russe au détriment des pays de l'U.E. Sans oublier cet axe avec l'Iran les clés de l'Eurasie, aussi bien géographiquement qu'économiquement. Cette région qui dominera dans les prochaines années, avec les pays du Golfe, la route du pétrole vers l'Europe et les Etats-Unis. Reste le plus important. La Turquie anticipe depuis quelques années en initiant des rapprochements avec le monde arabe. L'économie et le politique sont des gains pour Ankara. La Palestine est devenue un sujet au cœur de ses préoccupations au point que ses relations avec Tel-Aviv ne sont plus aussi chaudes qu'auparavant. Alors que ses relations avec la Syrie, très tendues par le passé, sont devenues aujourd'hui au beau fixe. La Turquie qui vise à devenir de nouveau le “défenseur” du monde arabe pourrait, au cas où elle est rejetée, affaiblir l'U.E dans cette région. Ce dont est consciente une partie des Européens.