La commémoration du 11 septembre 2001 a laissé poindre diverses réactions d'intellectuels et de politiques qui se repositionnent, trois ans après les événements tragiques, dans une nouvelle appproche critique vis-à-vis des Etats-Unis d'Amérique. L'universitaire Souheil Kash, éminent professeur de philosophie à l'université de Laval à Montréal, dont les thèses font autorité, revient sur la question dans son point de vue. Il fut un temps où le patron canadien-anglais exigeait du Canadien-français en quête d'un emploi de parler la langue des maîtres blancs (l'anglais) -”Speak White”-, lui signifiant que la langue française est dorénavant la langue des vaincus, au même titre que celle des autochtones amérindiens ou des autres peuples de l'empire britannique d'avant la deuxième guerre mondiale. C'est ce droit anglais de nommer le reste de l'humanité que venait contester le Québécois en affichant son nom propre français. C'est le même droit anglais, devenu américain après la deuxième guerre mondiale, auquel les Français du Général De Gaulle ont opposé leur nom propre de Francophonie, les Arabes de Nasser leur arabisme, les Africains de Senghor leur africanisme, les Chinois de Mao leur marxisme, et le reste du monde, chacun réinventant son identité pour se protéger contre le nom commun anglo-américain devenu de plus en plus universel et envahissant. C'était l'époque révolue des mouvements de libération nationale et de la décolonisation, dans un monde bipolaire marqué par la guerre froide entre deux superpuissances ; puis, à la fin des années 70, dans un monde multipolaire qui a fini par basculer, à la fin des années 80, avec l'effondrement de l'Union Soviétique, vers un nouvel Etat impérial américain s'imposant comme la seule et unique superpuissance ayant des visées planétaires dans un monde marqué par la globalisation. Cet Etat impérial qui s'est donné le droit de nommer indistinctement terroristes tous les mouvements de libération nationale, est l'héritier d'une double ambiguïté : Il est, d'une part, l'héritier de la Révolution de 1776 qui a coupé historiquement avec les visées impériales “impures” de l'ancien continent européen et cela au nom de la “pureté” de la démocratie à la Tocqueville, mais il est, d'autre part, l'héritier de tous les empires européens qui se sont effondrés après la deuxième guerre mondiale, y compris l'empire allemand (le troisième Reich) dont l'Amérique et la Russie stalinienne ont précipité la chute. L'autre ambiguïté du nouvel Etat impérial américain consiste dans le fait que l'Etat qui représente le sommet de la modernité sur le plan techno-scientifique et militaire, gère les problèmes de la planète avec une pensée néo-conservatrice, non moderne, théologique et messianique. 1- L'Empire La solidarité mondiale avec les Etats-Unis lors des attaques suicidaires du 11 septembre ne faisait que refléter une croyance partagée par toute l'Europe que les Etats-Unis représentaient une puissance responsable garante de la liberté politique et de l'application du droit international. Mais les attaques du 11 septembre ont aussi donné raison, au sein des Etats-Unis, à une doctrine néo-conservatrice dont la vision consiste à transformer la suprématie techno-scientifique et militaire absolue des Etats-Unis en un empire qui dépasserait dans sa grandeur les empires connus à travers l'histoire, et cela au nom de la guerre planétaire contre le terrorisme. Cette stratégie impériale américaine n'est pas née le 11 septembre 2001, elle était déjà à l'œuvre depuis l'effondrement de l'Union soviétique comme superpuissance capable de centrer la tendance américaine à l'hégémonie planétaire, et de donner aux petits Etats du tiers-monde les moyens de se protéger contre la force militaire absolue américaine dans un monde fondé sur l'équilibre des puissances. Entre le réalisme cynique de Henry Kissinger qui composait avec l'équilibre des puissances sur le plan international, et la vision impériale de Paul Wolfowitz, il y avait la vision de Zbigniew Brzezinski qui dénonçait déjà, depuis les années 80, “les illusions de l'équilibre des puissances”, et sommait les Etats-Unis à se réapproprier le leadership idéologique du monde libéral face au communisme soviétique pris au piège de l'Islam pro-américain en Afghanistan en 1989. En parlant récemment de Paul Wolfowitz, Jürgen Habermas considère que : “Ce que ces néo-conservateurs opposent, en effet, à la morale du droit international, ce n'est ni un réalisme ni un romantisme de la liberté, mais un dessein révolutionnaire : puisque le droit international est en panne, imposer par l'hégémonie la plus grande réussite politique –à savoir le libéralisme- pour en faire un ordre mondial est aussi quelque chose qui se justifie moralement, même si on doit pour cela recourir à des moyens contraires au droit international”. (Jürgen Habermas, “La statue et les révolutionnaires”, Le Monde du 3 mai 2003). Or la logique de Habermas, à part qu'elle a tendance à croire à ce que les néo-conservateurs disent d'eux-mêmes et de leur intention de globaliser le libéralisme politique et la démocratie par la force, ne fait qu'exprimer le malaise de l'intelligentsia de la vieille Europe à voir s'instaurer à son insu un empire américain qui bafoue le droit international et l'Etat de droit qui va avec, car admettre cette nouvelle réalité équivaut pour cette intelligentsia d'admettre une réalité embarrassante et dérangeante à savoir, la transformation de la démocratie de Tocqueville en Amérique en tyrannie. Dans le même article, Habermas est obligé quand même de constater que les Etats-Unis ont libéré le Koweït en 1990 sans pour autant le démocratiser. C'est ce malaise que la vieille Europe a essayé de formuler avec des millions d'Européens qui ont manifesté contre la guerre en Irak, sans pour autant changer le cours des événements, quitte à ce que les pays européens qui refusaient de cautionner l'agression illégale contre l'Irak, ont fini par accepter le fait accompli et de justifier a posteriori, tout à fait comme Habermas, les conséquences louables de cette guerre qu'on n'a pu arrêter : nous débarrasser de la dictature de Saddam Hussein. En effet, après l'effondrement de l'Union Soviétique comme superpuissance, les Etats-Unis sont en train de devenir un problème pour le monde occidental qui voyait plutôt en eux une puissance responsable garante de la liberté politique et de l'équilibre de l'ordre international. Après le 11 septembre et la guerre menée contre l'Afghanistan au nom de la communauté internationale, et surtout après l'illégale agression contre l'Irak décidée en dehors de la légalité internationale de l'ONU, les Etats-Unis ont fait éclater l'alternative même sur laquelle reposaient toutes les définitions de l'essence des régimes en philosophie politique : l'alternative entre régimes sans lois et régimes soumis à des lois, entre pouvoir légitime et pouvoir arbitraire. Comme tout régime tyrannique, le nouvel Etat impérial américain, tout en prétendant avoir la loi pour guide et qu'il n'est aucunement arbitraire, brave les lois internationales à travers le monde jusqu'à celles qu'il a lui-même promulguées, et cela au nom des lois supérieures de l'Histoire, de la Justice et de la Liberté dont il se considère l'exécuteur testamentaire. (Noam Chomsky, Le Bouclier américain. La Déclaration des droits de l'Homme face aux contradictions de la politique américaine). En tant que seul héritier de tous les empires éclatés au XXè siècle, il s'arroge le droit de nommer les Etats de la planète : voyous, terroristes, non responsables, hors-la-loi, dictatures, régimes totalitaires, etc et de décider du sort de l'humanité qui doit nécessairement évoluer, selon sa logique, dans le sens du modèle libéral américain. Si Francis Fukuyama avait forcé les textes de Hegel dans le sens d'un déterminisme historique qui mettrait un terme au stade suprême de l'histoire avec le triomphe nécessaire du libéralisme à travers le monde, il a omis d'ajouter que ce déterminisme ne sera réalisé qu'en massacrant des peuples qu'on prétend libérer, et en détruisant des villes qu'on prétend construire, et en pillant les musées et le patrimoine culturel millénaire des autres civilisations. “La légitimité totalitaire, dans son défi à la légalité et dans sa prétention à instaurer le règne direct de la justice sur la terre accomplit la loi de l'Histoire ou de la Nature sans la traduire en normes de bien et de mal pour la conduite individuelle. Elle applique la loi directement au genre humain sans s'inquiéter de la conduite des hommes. La loi de la Nature ou celle de l'Histoire, pour peu qu'elles soient correctement exécutées, sont censées avoir la production du genre humain pour ultime produit, et c'est cette espérance qui se cache derrière la prétention de tous les régimes totalitaires à un règne planétaire”. (Hannah Arendt, Le Système totalitaire, p.277). Est-ce à dire que l'Etat américain est en train de se transformer en Etat tyrannique ou totalisant ? N'est-il pas vrai que cette tendance n'est que l'apanage de quelques conseillers néo-conservateurs auprès d'un président messianique républicain et que la vraie Amérique est fondamentalement démocrate ? Ce qui est sûr, c'est le fait que le concept léniniste de “l'impérialisme, stade suprême du capitalisme” élaboré au début du XXè siècle, n'est plus en mesure d'expliquer, même pour les marxistes, la nature de l'ordre international du XXIè siècle à l'ère de la globalisation, ni la nature du régime aux Etats-Unis. Ce constat fait par des marxistes européens a engendré le concept d'empire pour expliquer la politique planétaire des Etats-Unis qui sont devenus l'unique superpuissance à la fin du XXè siècle. Le concept d'empire forgé par Antonio Negri et Michael Hardt se recoupe avec l'idée du nouveau rôle planétaire des Etats-Unis tel qu'il est perçu par les néo-conservateurs américains eux-mêmes. Malgré la pertinence du concept d'empire pour décrire la politique planétaire américaine, Negri ne tire pas les conséquences de cette politique extérieure impériale sur la nature du régime à l'intérieur des Etats-Unis, tout en comparant l'empire américain à l'empire romain. Or, le concept d'empire nous oblige à considérer le lien qui a existé à travers l'histoire entre la république et l'empire, et à comparer le nouvel Etat impérial américain à trois types d'empires issus à l'origine d'une république démocratique à savoir : L'empire hellénique fondé par Alexandre le Grand : il n'a été historiquement possible que sur les ruines de la démocratie athénienne de Périclès déjà disparue à la fin du Vè siècle av J.C. L'empire romain, auquel se réfère Negri pour faire la comparaison avec l'empire américain, n'a pu se réaliser historiquement, d'abord avec César et ensuite avec Auguste, qu'au détriment de la République romaine. Le premier empire français, fondé par Napoléon 1er après la Révolution française de 1789 est l'exemple le plus proche de nous qui illustre la transformation de la République française qui a promis aux peuples du monde entier entre la liberté, l'égalité et la fraternité, en un empire tyrannique qui a envahi l'Europe. Il a fallu l'occupation napoléonienne de l'Allemagne en 1806 pour que l'Intelligentsia allemande se rende compte que Platon et Aristote avaient raison de dire que la démocratie pourrait engendrer la tyrannie. La déception de Fichte à l'époque n'avait d'égal que le désenchantement de Hegel qui voyait en Napoléon la Raison d'avancer à cheval et le regret de Beethoven d'avoir dédié une de ses symphonies au fils de la Révolution française transformé en tyran. On dirait que Habermas, et à travers lui toute l'intelligentsia européenne, a de la difficulté à croire que la démocratie américaine, héritière de la révolution de 1776 et de la pensée de John Locke, puisse se transformer en empire tyrannique, peut-être parce que cette fois-ci l'empereur Bush est entré en Irak, pauvre pays du tiers-monde, et non en Allemagne comme Napoléon. Ou peut-être que, dans une logique ethnocentrique occidentale, le tyran, c'est toujours l'Autre, et l'autre c'est le contraire de l'Occident moderne ou post-moderne. 2- La Terreur totale de la suprématie technico-militaire Si chaque régime politique, comme disait Montesquieu, a besoin d'un principe d'action qui inspirerait le gouvernement et les citoyens dans leur activité publique –l'honneur dans une monarchie, la vertu dans une république et la crainte dans une tyrannie- l'Etat impérial américain n'a même pas besoin de principe d'action dans sa politique planétaire. Le pragmatisme américain remplace les principes d'action par l'action tout court fondée sur le critère de l'efficacité du rapport de forces où le meilleur argument est celui du vainqueur qui est fondé à son tour sur la suprématie technique et militaire. C'est la définition même de la terreur totale quand elle devient indépendante de toute opposition. Avant d'envahir l'Irak, les Etats-Unis nous faisaient croire qu'ils avaient peur de l'Irak et de ses armes présumés de destruction massive, au même titre que la peur éprouvée par l'Allemagne envers la Tchécoslovaquie en 1938 ! La terreur devient totale quand elle s'applique à des Etats et des peuples qui se sont soumis et se sont pliés à la nouvelle suprématie militaire absolue de l'Etat impérial, à l'ère de la globalisation et qui essaient d'œuvrer selon les données du nouvel ordre international géré par une seule superpuissance qui dicte sa volonté en loi internationale. “La terreur est la réalisation de la loi du mouvement : son but principal est de faire que la force de la Nature ou de l'Histoire puisse emporter le genre humain tout entier dans son déchaînement, sans qu'aucune forme d'action humaine spontanée ne vienne y faire obstacle… C'est ce mouvement qui distingue dans le genre humain les ennemis contre lesquels libre cours est donné à la terreur, et aucun acte libre ne peut être toléré qui viendrait faire obstacle à l'élimination de l'ennemi objectif”. (Hannah Arendt, Ibid, p282). La terreur totale consiste à accélérer les lois de l'Histoire en détruisant la pluralité des individualités personnelles ou nationales et la création de l'Un à partir du Multiple. Cela signifie que l'Etat impérial exécute les sentences de mort que l'Histoire est censée avoir prononcé contre la diversité des régimes qui ne se sont pas encore effondrés. C'est ça “la fin de l'histoire” annoncée par Francis Fukuyama avec le triomphe du libéralisme sur toutes les idéologies rivales, et qui a omis d'ajouter que cette victoire de la démocratie libérale passe par la force militaire et par des moyens non démocratiques.