Le changement dans la continuité La monarchie s'est fixée comme objectif principal d'amorcer le processus de changement politique en annonçant l'alternance consensuelle comme la pierre angulaire de toute transition démocratique. Or, une analyse minutieuse de la situation révèle qu'il ne s'agit pas, en fait, d'un changement politique, mais plutôt d'une rupture politique qui s'effectue suivant diverses modalités et qui peut être expliquée par différents facteurs. Le changement politique est un concept polysémique très complexe, car il revêt plusieurs significations qui risquent de porter à confusion. À cet égard, il serait opportun d'éviter d'utiliser comme synonyme de “changement” des termes tels que : évolution, mutation, transformation, révolution, modification… En ce qui concerne le cas du Maroc, les enjeux politiques étaient énormes, à tel point qu'il serait erroné de parler d'un véritable changement. En effet, le défi que s'est fixé la monarchie sous-tendait un enjeu politique primordial : engager le changement tout en assurant la stabilité du régime. Le gage de sécurité d'une telle stratégie était d'assurer la continuité dans les particularités distinctives du système politique. Autrement dit, il y avait des composantes qui ne devaient pas changer, et d'autres qui devaient être modifiées, pour que le régime ne se transforme pas radicalement. C'est ce que les politologues appellent communément les ruptures politiques. La cohabitation, à peine croyable, entre le gouvernement Youssoufi, investi en 1998, et les ministères de souveraineté, gardiens du statu quo, en est une parfaite illustration. La rupture politique Pourtant, il faut avouer que la recette préconisée contenait tous les ingrédients nécessaires pour en faire une spécialité-maison. Certes, elle ne pouvait pas être au goût de tout le monde. N'empêche qu'elle a su subvenir aux besoins des clients insatisfaits. C'est pourquoi il serait plus convenable d'éviter de parler de changement politique, mais plutôt d'une rupture politique qui se situe dans un continuum entre les institutions (monarchie, partis politiques) et les actions humaines (le Roi, les leaders politiques). De plus, cette rupture était constituée de processus historiques incessants (succession, consensus, élections) avec des phases d'accélération (le consensus et l'investiture du gouvernement) et de ralentissement (l'exécution des politiques gouvernementales). Bien sûr, cette rupture politique avait été conditionnée par des modalités diverses, suivant des motifs et des circonstances particuliers. Les modalités des réformes politiques L'alternance consensuelle, annoncée par feu Hassan II et acceptée par l'ex-opposition de gauche, avait marqué une étape importante dans l'histoire politique du Maroc. En effet, la reconnaissance politique mutuelle des deux parties en jeu avait déplacé les antagonismes vers le champ du compromis et de l'adhésion. Mais l'accord tacite entre feu Hassan II et le secrétaire général de l'USFP, Youssoufi, ne suffisait pas pour légitimer l'alternance politique. Donc, il fallait institutionnaliser le consensus sous forme d'un pacte politique. Pour atteindre cet objectif, trois modalités de normalisation politique avaient été mises en œuvre. D'abord, l'“alternance politique” a été consolidée par une réforme légalo-rationnelle, à savoir la réforme constitutionnelle de 1996, approuvée à l'unanimité, y compris par les partis de l'ex-opposition. Plus, en 1997 à Rabat, l'ex-opposition de gauche a même signé, avec le ministre de l'Intérieur, Driss Basri, une charte politique visant “à la consolidation du régime démocratique fondé sur la monarchie” par la voie du consensus. Ce faisant, l'opposition historique a bel et bien tourné une page en rompant avec l'approche protestataire qui avait débouché, en 1993, sur une opposition catégorique à la réforme constitutionnelle. Désormais, le cadre institutionnel susceptible de dynamiser le processus de transition démocratique était mis en place. Ensuite, il semble que l'“alternance politique” au Maroc soit largement dépendante d'une légitimité charismatique liée à l'image de marque des acteurs politiques concernés : feu Hassan II incarnant le “grand chef d'Etat” et Youssoufi symbolisant “le militantisme dévoué de la gauche”. En effet, il ne fait aucun doute que la personnalité charismatique des deux leaders politiques ait amplement contribué à valider l'alternance politique, surtout dans l'imaginaire collectif des masses désespérées. D'ailleurs, l'histoire politique du Maroc atteste de la personnalisation de la politique, c'est-à-dire de la prépondérance des hommes dans le jeu politique. À cet égard, le philosophe Abed Jabri estime qu'historiquement, toutes les décisions politiques importantes ont été prises par des personnalités politiques à l'extérieur des institutions. Rappelons, à ce propos, les rencontres historiques entre feu Hassan II et les dignitaires des partis politiques issus du Mouvement national, notamment, Abdellah Ibrahim, Abderrahim Bouâbid, … Enfin, il semblerait que la réforme politique, en l'occurrence la transition démocratique, ait été imprégnée par le legs historique des traditions fondatrices du régime monarchique. Non seulement l'approbation de la réforme constitutionnelle a été une reconnaissance implicite des règles du jeu politique par les gouvernements de gauche -la Royauté, l'Islam, l'unité territoriale-, mais aussi et surtout une légitimation politique symbolique du régime monarchique en deux temps. En un premier temps, le consensus politique entre la monarchie et l'ex-opposition de gauche a endigué les ambitions du courant islamique. À titre illustratif, l'intégration des islamistes modérés, qui sont représentés au Parlement, constitue une rupture politique historique dans la nouvelle construction du champ politique. En un deuxième temps, le renouvellement de l'allégeance à la monarchie, après l'accession au trône du Roi Mohammed VI, a cimenté la légitimité de l'institution. À ce propos, il faut rappeler que, pour la première fois dans l'histoire du Maroc, les leaders des partis politiques de gauche figuraient parmi les signataires de l'acte politique de l'allégeance “Al- bayâa”. Les “pourquoi” des réformes politiques Ceci dit, il serait quand même légitime de se demander pourquoi la monarchie a jugé nécessaire d'amorcer un processus de réformes politiques, à l'image de la transition démocratique. Autrement dit, sommes-nous capables de déterminer les facteurs qui ont généré la rupture politique ? Apparemment les explications diffèrent à ce sujet. D'après les interprétations économiques (Marx), c'est l'infrastructure économique qui détermine le politique. Autrement dit, la crise économique qui ronge le Maroc est la cause principale des réformes politiques entreprises par les acteurs politiques. Mais cette affirmation doit être largement nuancée. Par exemple, la bonne situation économique générée par la rente pétrolière dans les pays du Golfe n'a nullement favorisé l'émergence d'une transition démocratique. La conception sociétale de Marx veut que les types de gouvernement soient déterminés par les structures sociales. Dans ce sens, les systémiques, Huntington entre autres, considèrent que le changement sociétal affecte la structure des demandes qui, à son tour, exerce une pression sur les structures politiques afin d'y introduire des modifications. Vu sous cet angle, au Maroc, le désespoir des masses défavorisées, exprimé par les mouvements de protestation de la société civile, avait contraint les acteurs politiques à amorcer les processus de réformes politiques. Une autre analyse s'intéresse aux éléments strictement politiques pour expliquer un changement politique quelconque. Ainsi, dans les systèmes représentatifs, le niveau de participation politique affecterait la stabilité constitutionnelle (Nedler, 1968). Selon cette approche, les réformes politiques étaient nécessaires au Maroc pour activer la participation politique jugée comme l'indicateur de base dans l'évaluation de la phase de transition politique. En revanche, une analyse contraire, faite par Lavau (1979), soutient l'idée que les partis politiques remplissent des fonctions nécessaires à la légitimité et à la stabilisation du système politique bien qu'ils soient d'idéologies opposées. D'après cette explication, la monarchie a vu juste lorsqu'elle a décidé de prendre en considération les partis de gauche dans sa nouvelle construction du champ politique. L'approbation unanime de la constitution de 1996 par tous les partis politiques s'inscrit dans ce cadre. Enfin, d'autres analyses mettent l'accent sur les causes externes du changement politique. Au-delà des crises économiques subies et des enjeux politiques, la réaction à l'air du changement démocratique qui souffle sur toutes les parties du globe conditionne largement les processus de réforme politique. Désormais, l'adhésion au credo démocratique universel est devenue inéluctable. En effet, la pression internationale a accéléré les réformes politiques au Maroc, pour ne citer que l'influence des organisations non gouvernementales, notamment la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, Amnesty international…. Il s'ensuit que le changement politique est un processus dynamique qui oscille entre plusieurs facteurs décisifs : économique, politique, sociétal et extérieur. Il serait donc vain de tenter de réduire les causes génératrices d'un tel processus à l'importance capitale d'une seule composante. Ce faisant, l'observateur risquerait de tomber dans une simplification qui viderait l'analyse de toute sa substance. Pour finir, il faut toutefois signaler que le changement politique est un processus réversible. Autrement dit, nul ne peut prétendre déterminer le sens et la direction que prendra le changement. Au-delà des méthodes utilisées (illégales, violentes ou combinées), il faut constater que le changement politique peut prendre la forme d'une transition des régimes autoritaires à la démocratie, comme il peut emprunter le passage de la transition démocratique à l'autoritarisme. C'est pourquoi, il ne faut surtout pas prendre le changement politique pour argent comptant. Certes, le Maroc s'est engagé à traverser la rivière qui le mènerait vers la rive de la démocratie. Actuellement, il en est au milieu. On ne sait jamais, il peut très bien trébucher, reculer ou, tout simplement, revenir sur ses pas. Logiquement, ce risque est toujours présent. Pour pallier cette éventualité catastrophique, tous les spécialistes s'accordent à dire qu'après la réalisation d'un consensus politique, il va falloir réaliser une mutation de la culture politique par l'intériorisation de l'univers symbolique de la démocratie. En un mot, tout reste à faire.