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Quand on aime la vie, on va au cinéma
Publié dans La Gazette du Maroc le 26 - 07 - 2004

Le coup de fil reçu ce matin-là faisait sans doute de la surenchère : “J'ai à vous parler. J'ai beaucoup de choses à dire sur les cinémas sur lesquels vous écrivez depuis quelques semaines”. Et la voix enrouée, chaude, de clore ainsi l'étrange appel téléphonique : “les cinémas de mon enfance sont encore mieux que ce que vous décrivez. Il s'y est passé des histoires et des amours légendaires. Venez écouter un peu mon récit...”.
Il aurait suffit de bien moins pour nous pousser à rencontrer l'interlocuteur mystérieux. Ses paroles pleines de sous-entendus, de promesses diverses et de défi nous faisaient languir. Le rendez-vous avait été pris dans une brasserie du boulevard Mohammed V où notre curieux personnage avait ses habitudes. “Je porterai un pantalon rouge et une chemise jaune. Pas de cravate... Il fait trop chaud en ce moment”. Le jour du rendez-vous, nous l'avons reconnu sans peine. De son prénom Abdelwahad, ce septuagénaire tout en couleur ne passait pas inaperçu. Cheveux et moustaches blancs, visage plissé avec un regard fiévreux qui rappelait les bonnes années de la vie, les membres avachis mais encore souples et prêts à quelque marathon et surtout ce détail, qui détonnait dans l'ensemble du personnage, un tatouage de marin sur le bras gauche représentant l'ancre et la mer bleue. Abdelwahad nous reçut avec un salamalek sonore et retentissant qui fit se retourner tous les clients de la terrasse : “Ah, vos histoires m'ont replongé dans mon passé...C'est fort. J'ai pleuré...J'ai ri en me rappelant des choses... Bon sang de bon Dieu, comme c'est bon de se décarcasser de quelques décennies et de me revoir si jeune... Venez mes enfants que je vous enlace et que je vous embrasse...” Et le sympathique vieillard de nous tenir à tour de rôle dans ses bras, de nous dire combien il nous aimait et comprenait notre intérêt pour les salles noires des cinémas.
Les souvenirs d'un septuagénaire
On s'assoit. C'est Abdelwahad qui commande du thé et des crêpes au miel en se préparant à une longue soirée de souvenirs et de papotage qui nous mènera au bout de la nuit. Nous sommes ravis de l'écouter et ses yeux de conteur brillent déjà. Il commence : “De ma jeunesse, on n'y allait pas par quatre chemins. Même si on habitait Kénitra à l'époque, nous étions fous, mon frère Abdelhamid et moi, de cinéma. On se débrouillait lors de nos fréquents séjours dans la ville internationale de Tanger. On y allait, soi-disant, pour le commerce. On ramenait des tissus pour la boutique du père à Kénitra, mais notre vraie raison de vivre, c'était le cinéma. Là-bas, il y avait le cinéma Capitole, Rif, Casa et América...” Ses yeux s'illuminent soudain à l'évocation de ces salles mythiques dont il ne reste pratiquement que des pierres. Une larme semble vouloir tomber dans les poches de ses yeux. Il se retient. Il nous cite des noms d'acteurs et de belles sirènes. Il se rappelle des scènes, en mime quelques unes devant nous pour montrer que sa mémoire est infaillible, puis chuchote : “Mais il n'y avait pas que ça, dans ces salles, on avait rendez-vous avec des femmes”. Il se tait, regarde autour de lui pour surprendre des oreilles indiscrètes, se verse un verre de thé brûlant avant de laisser tomber : «on y emmenait des p... !» Quoi !? On manquait de renverser la table. Le vieillard, malicieux, avait répété le mot. «Des PUTAINS (il avait élevé la voix, rigolant sous cape), vous connaissez, quoi...» Ses yeux tous ronds maintenant nous fixaient, lumineux et émus. Abdelwahad était fier de déballer une partie de sa vie enfouie depuis un demi-siècle. “On ne va pas se mentir...vous êtes journalistes et moi je n'ai pas pensé à tout cela avant la lecture de vos articles” Il avait peut-être peur que nous le censurions. Il continuait : “C'était des filles qu'on payait et elles entraient avec nous pour nous laisser faire des choses...” Et Abdelwahad partait dans un autre rire fracassant qui faisait tanguer la brasserie. Il repensait à “ça”. Il retrouvait la moiteur des jambes découvertes dans le noir et les baisers interminables qui menaient au septième ciel.
Sentimentalement dans la chambre noire
“Mais voyez-vous, chers amis, ce n'est pas vraiment de ça que je voulais vous entretenir. Non... pas du tout. En fait, toute mon existence a eu, de près ou de loin, un rapport avec le cinéma. Des couples en mal de chambre d'hôtel ou d'appartement, on en voit encore de nos jours. Ils choisissent les salles pour leur discrétion. Moi (il se verse à ce moment-là un troisième verre de thé et regarde une autre fois autour de lui pour dissiper toute imprudence) j'ai mieux”. Il se tait une longue minute avant de poursuivre : “J'ai rencontré mon épouse dans une salle de cinéma, j'en suis tombé amoureux pendant qu'un film égyptien jouait pour nous notre histoire et je suis même prêt à affirmer que l'un de mes fils a été conçu dans une salle de cinéma casablancaise...” Il nous jette une œillade crispée qui cherche à jauger l'effet de sa déclaration avant de lancer un argument solide qui nous ébranle encore plus : “à propos de mon fils, mon épouse est d'accord avec moi et pense la même chose...” Abdelwahad commence alors à nous raconter son histoire. Il se souvient de l'émotion qu'il a toujours eue en traversant devant la fameuse salle de cinéma. “C'est un peu mon étoile”, dit-il. C'est une salle noire qui lui a susurré les pires tourments à cause de sa femme qui ressemblait, affirme-t-il, à une grande vedette du music-hall. Il fallait la dompter, lui montrer qu'il était à la page et capable de lui réciter des dialogues entiers de films d'amour qu'elle connaissait par cœur. Puis Abdelwahad se met à nous raconter comment son fils aîné est né dans la salle obscure où se mélangeaient les sentiments du couple amoureux et ceux des films qui passaient en boucle à cette époque. “C'est venu tout seul. Je ne sais pas ce qui nous a pris. A un moment, comme nous étions au fond de la salle, dans un recoin qui nous plaisait bien, on l'a fait complètement. C'est à ce moment qu'elle est tombée enceinte. Heureusement que je l'aimais à cause du film que je regardais et de l'actrice qui lui ressemblait comme deux gouttes d'eau”. Quelques semaines plus tard, les fiançailles avaient eu lieu et un beau mâle naquit neuf mois plus tard, ou presque. Le début d'une histoire d'amour qui a traversé le siècle en donnant beaucoup de bonheur et quelques autres enfants à Abdelwahad.
Une virée dans un cinéma de derb Sultan
Abdelwahad ne tient plus en place. Après nous avoir raconté son histoire d'amour sur les salles de cinéma et sur sa femme, il vient d'avoir une idée surprenante. Il nous propose brusquement d'aller voir un film en sa compagnie. Il a envie de pénétrer à nouveau dans une salle obscure et de s'asseoir sur un fauteuil ramolli pour montrer son audace d'autrefois. “Venez avec moi, dit-il, je vous invite. Je sais qu'il y a un film d'action américain dans le cinéma de mon quartier. Cela fait des années que je n'ai pas mis les pieds dans une salle”. Nous décidons de l'accompagner en espérant apprendre un peu plus de ce vieil homme qui n'a plus que ses souvenirs pour ressusciter le passé. Arrivés devant la salle située sur la grande avenue de derb Sultan, nous marquons un arrêt. L'entrée est vide mais quelqu'un nous apprend que le film a déjà commencé une demi-heure auparavant et que les gens sont déjà installés dans la salle. Abdelwahad en tête, nous entrons en silence tandis que des cris et des coups de revolvers résonnent de l'écran lumineux où gigotent des bandits en prise avec un autre gang qui veut leur faire la peau. Abdelwahad, du haut de ses soixante dix ans, s'esclaffe : “C'est bien commencé, allons nous asseoir”. Abdelhak, lui, suggère de choisir des fauteuils en retrait dans la salle, bien calés au fond, pour pouvoir mener à bien notre mission. Il acquiesce et nous dit que c'est “comme autrefois”. Il jubile. Le vieil homme paraît avoir rajeuni d'un coup et semble prêt à exploser de joie à la perspective de son aventure. Non loin de nos fauteuils, des têtes s'agitent au rythme de l'écran et nous cherchons à dénicher ici ou là quelque silhouette féminine, un brin de baiser ou une quelconque accolade louche dans la nuit. “Ca y est, là, je vois quelque chose d'étrange !” dit Abdelwahad. Il tend son visage longiligne, se penche légèrement sur le dossier d'en face pour mieux observer et jette un regard scrutateur, qui ondule avec la lumière du grand écran, sur la place. “Ah, j'ai raté ma vocation. J'aurais pu devenir journaliste...C'est merveilleux, c'est merveilleux...” Il le dit à voix basse pendant qu'il nous livre des détails croustillants sur l'affaire : “C'est une femme qui porte une djellaba noire. Elle est assise au fond de son fauteuil et on ne la voit même plus... A mon avis, les amis, elle doit être naturellement courte de taille. 1 mètre 50, pas plus...” Puis, pour lui faire plaisir, nous sortons d'une sacoche une petite caméra à infra-rouge que nous tendons à Abdelwahad pour lui permettre de suivre plus commodément la scène sans être démasqué. Il n'en croit pas ses yeux. Sitôt qu'il a placé ses yeux dans les orifices de l'appareil, il lance un cri qui manque de nous faire repérer et des “houla ! c'est quoi cette technologie... on connaissait pas ça de mon temps... Ah, si je savais je serai devenu journaliste...” Pendant que nous écoutons ses descriptions qui se font de plus en plus croustillantes, Abdelwahad se prend à son jeu et se lamente d'avoir raté sa vocation. Dans la salle, le film a redoublé de violence et l'on voit sur l'écran une belle femme ligotée qui attend qu'on vienne la délivrer. Abdelhak ne sait pas si c'est la même qui était avec l'autre gang au début du film. Abdelwahad qui a toujours l'œil rivé sur la femme à la djellaba et son mystérieux amant confirme : “Ouais... Elle a changé de bord. C'était d'abord la copine du chef du premier gang, maintenant c'est celle du chef du deuxième gang...” Mais il continue toujours à décrire la scène véridique qui était jouée à brûle-pourpoint devant nous. “Ah les amis, si vous saviez ce que je vois. C'est comme si j'étais avec elle... Lui, c'est un homme de cinquante ans. Il doit être marié le salopard... Je les vois bien, elle a relevé sa djellaba et il a placé sa main sur ses jambes... Ah le salaud...”
A SUIVRE


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