Etat, régulation et autorités indépendantes Les actes du colloque scientifique organisé en 2003 par l'Amicale des ingénieurs marocains des ponts et chaussées (AIMPC) viennent d'être publiés et constituent une mine d'or en enseignements divers sur les concepts, usages, règles et pratiques de la réglementation des marchés économiques ouverts à la concurrence. Ce référentiel dense et multisectoriel, qui gagnerait à inspirer les choix en la matière et à réajuster les expériences controversées, doit accompagner le processus de privatisation et de libéralisation tous azimuts engagé par la dynamique des réformes entreprises par le Royaume. Ce recueil est un précieux ouvrage qui aligne les analyses et les recommandations de tous les grands décideurs nationaux, politiques et économiques auxquels se sont joints des autorités de référence internationale, européennes et nord-américaines, du monde des affaires, de l'université et de la recherche. Les débats se sont articulés autour de questionnements sensibles : la régulation est-elle nécessaire, où et comment ? Quel type d'autorité indépendante est concevable dans le modèle politico-juridique marocain ? Quels enseignements tirer des expériences tentées ? Ces interrogations poussent à reconfigurer le profil des missions de l'Etat qui, comme l'avait signalé Driss Jettou à l'ouverture des travaux du Forum, “à l'Etat providence doit succéder aujourd'hui l'Etat stratège, l'Etat facilitateur et l'Etat territorialisé”. Le Premier ministre a signé l'arrêt de mort du “monopole public” en insistant sur le fait que “chacun sait et admet aujourd'hui que le temps de l'Etat producteur, protecteur ou centralisateur est désormais révolu. Les monopoles publics, les situations acquises et les barrières protectrices font partie de l'histoire et ne s'accommodent plus des nouvelles réalités de la compétitivité internationale et du marché global”. " Les crises sont salutaires…” Abdelaziz Meziane Belfquih s'est montré prudent en préconisant “ d'explorer des espaces nouveaux de modes de gestion publique où l'indépendance, quand elle est donnée est garantie, les responsabilités assumées clarifiées et l'intérêt général bien compris ”. Ces préalables sont dictés par la phase naissante qui a fait dire au Conseiller de Sa Majesté le Roi que: “ nous sommes au début de la construction d'un nouveau mode de gouvernance. Cela ne va pas sans difficultés, avec des malentendus et parfois des crises, mais les crises sont salutaires quand elles sont sereinement appréhendées et correctement analysées, et qu'elles permettent de tirer les bonnes leçons qui éclairent le futur ”. En écho, Mohamed Boussaïd, président de l'AIMPC, a conditionné l'aboutissement de cette nouvelle mission des pouvoirs publics à la crédibilité et à la compétence des régulateurs mis en place. “ En tout état de cause, la régulation ne peut être réussie que si elle est assurée par des régulateurs forts, crédibles, à l'abri du phénomène de la capture par des intérêts particuliers et dans un cadre légal, clair et transparent ”. Sans oublier l'impératif d'adapter les formes de régulation internationale au contexte spécifique de la société marocaine, un souci auquel a répondu Abdessadeq Rabiah, secrétaire général du gouvernement : “ le Maroc n'a pas importé une forme d'Etat étranger, il a su adapter une forme de régulation politique authentiquement marocaine aux exigences de la modernité. Celle-ci progresse, les problèmes soulevés changent, la régulation étatique doit s'y adapter. Elle peut y parvenir d'autant plus aisément qu'elle répondra à ses nouveaux défis avec clarté et confiance ”. Concrètement, l'expérience réussie de certains pays est édifiante en la matière. Le cas de l'Argentine a bien montré que la privatisation des services publics a permis d'obtenir des gains opérationnels dans le secteur des réseaux équivalant à 0,9% du PIB et “ une réglementation efficace peut ajouter des gains d'une valeur représentant 0,35% du PIB correspondant à des compressions de dépenses moyennes en services publics de l'ordre de 16% ”, a insisté Antonio Estache, expert en régulation de la Banque mondiale. Son homologue Yves Crozet, professeur d'économie à l'Université de Lyon, a abondé dans le même sens en soulignant qu'une “ démarche stratégique consiste à chercher les leviers dont les politiques peuvent user pour maîtriser non seulement les risques, mais l'incertitude radicale qui sera désormais la norme dans les industries de réseaux ”. Les secteurs clés ciblés en priorité La régulation du secteur de l'eau et de l'électricité s'est imposée naturellement face au constat d'impuissance à accompagner la cadence annuelle de la demande. Mohamed Brahimi, citant le cas de l'eau, a révélé des besoins de l'ordre de 25 milliards DH pour les deux décennies à venir afin de rattraper le retard tandis que le créneau électrique mobilisera quelque 30,5 milliards DH. En énonçant la douzaine de contrats de gestion déléguée, Lydec, REDAL et autres, le secrétaire général de la Primature a expliqué que “ le transfert des réseaux d'électricité, d'eau et d'assainissement s'inscrit dans l'optique de secouer le management de ces secteurs en faisant intervenir le privé et en introduisant la logique marchande et commerciale dans un domaine qui, pendant longtemps, était géré comme un service administratif ”. Ces concessions sont liées au secteur de la production nationale d'énergie dont l'ONE a perdu le monopole, depuis la réforme de 1994, tout en conservant le statut d'acheteur unique. Ahmed Nakkouche, Directeur général de l'Office, a fait part de ses convictions que “ le rôle de la régulation dans un contexte de libéralisation est d'assurer la cohérence, la transparence et l'efficacité dans le fonctionnement du marché soumis aux nouvelles règles de concurrence ”. Son homologue de l'ONEP s'est montré plus prudent sur la portée des gestions déléguées livrées au capital international : “ si on peut avancer que l'expérience de concession des services électricité-eau-assainissement au Maroc a été globalement une réussite, sa portée atteint aujourd'hui ses limites du fait que les régies susceptibles d'être concédées n'offrent pas d'opportunités réelles en termes de rentabilité. Ces expériences n'étant plus de ce fait reproductibles, il y a lieu de se tourner vers d'autres formules, notamment celle de création de filiales ONEP-ONE-Privé de gestion multiservices, fondée sur un partenariat public-privé ”, a plaidé, en substance, Ali Fassi Fihri. Le secteur des transports constitue également une priorité. Plaidoirie du PDG de la RAM Mohamed Berrada a plaidé l'ouverture du ciel en tant que moyen d'insertion active dans les structures de l'économie mondiale. a expliqué que “ dans le domaine du transport aérien, le Maroc a opté pour une libéralisation poussée avec les pays étrangers et notamment avec l'Union européenne et les Etats-Unis ”. L'objectif de 10 millions de touristes, a-t-il poursuivi, ne peut être concrétisé que par une libéralisation complète du secteur, ce qui implique l'arrivée de nouveaux acteurs nationaux dans le paysage aérien marocain. Le ministre Karim Ghellab, artisan de la “ révolution de l'aérien ”, a mis l'accent sur la démarche entreprise par le gouvernement s'inscrivant dans la perspective d'une “ ouverture progressive et maîtrisée du marché des transports ” soutenue par des “ référentiels exhaustifs de régulation sectorielle ” réglementant la concurrence entre opérateurs publics et privés et confiées à des organes ad hoc. Le même processus intéresse les autres domaines du transport, maritime, routier (le fret routier étant libéralisé de fait depuis mars 2003), la “ démonopolisation ” de l'ONT, tandis que le ferroviaire se prépare, avec le changement de statut en société anonyme, à intégrer cette nouvelle logique de libéralisation. Au chapitre des marchés financiers, le fait de monopole n'est pas de mise, mais l'apparition de grands conglomérats bancaires et d'assurance ont multiplié les appréhensions de dérapage, ce qui a fait dire à Dounia Taârji, directrice du CDVM, instance régulatrice, que “ les regroupements sont une formule qui offre l'avantage des économies d'échelles et d'une vision générale, mais qui présente l'inconvénient d'aboutir à des monstres en termes d'autorité et de poser de gros problèmes en termes de légitimité et de compétence ”. “ Il faut choisir les meilleurs ”. Le secteur PTT n'est pas en reste, comme l'a affirmé Mohamed Wakrim, pour lequel “ le grand chantier de la réforme postale visant une plus grande ouverture du marché incite à la réflexion sur le mode de régulation qui, de l'avis de la BAM, pourrait bien être assurée par le régulateur des Télécommunications ”. Quant au secteur des NTIC, il faut bien reconnaître qu'il offre le modèle le plus avancé de mode de régulation entre deux grands opérateurs, Méditel et IAM, sous la houlette “ modératrice ” de l'ANRT. Janie Letrot, directrice de la Communication et de la réglementation de l'opérateur historique, a mis l'accent sur les principes directeurs d'une bonne régulation dans le secteur des télécommunications. Ces “ credo ” tiennent en six concepts clés : crédibilité, arbitrage, visibilité, transparence, réactivité et respect de la neutralité technologique. Pour sa part, le Directeur de la réglementation de l'ANRT, après avoir énuméré les missions statutaires de l'institution, a tenu à rassurer sur les engagements éthiques et professionnels de l'Agence régulatrice dans un secteur en pleine expansion nationale et planétaire. “ Nous entendons renforcer le rôle de l'ANRT en poursuivant la libéralisation graduelle de toutes les composantes de ce secteur dans un cadre juridique rassurant, qui offre une visibilité accrue aux opérateurs et dans lequel les instances concernées, publiques et privées, déploient des efforts concertés, en faisant preuve du même esprit de probité, d'impartialité et de transparence qui a permis au pays de réaliser un saut qualitatif dans ce secteur stratégique ”, a expliqué Omar Mouddani. Enfin, le secteur de l'audiovisuel est en voie d'ouverture à la concurrence libre avec la mise en place de la Haute autorité de communication habilitée à maintenir l'équilibre des intérêts et le respect des règles entre les opérateurs. En conclusion, quelle interactivité entre les politiques publiques, les cadres juridiques et les modes de régulation ? C'est Dominique Strauss-Khan qui a formulé la clé de la réussite à laquelle président trois conditions incontournables, au-delà des principes, des règles, des structures et des relations entre les divers intervenants et acteurs. “ La responsabilité est un poste de constitutionnalité économique qui doit être louée ou sanctionnée. La seconde est la compétence. La troisième exige des individus dotés de vertus. Il ne faut pas se contenter de mettre un cadre législatif, mais encore faut-il choisir les hommes et les femmes qui vont constituer cette régulation. Il faut les meilleurs ”. Autrement dit, les régulateurs doivent former un corps de cadres d'élite au double plan, professionnel et éthique. Nous sommes au début de la construction d'un nouveau mode de gouvernance. Cela ne va pas sans difficultés, avec des malentendus et parfois des crises, mais les crises sont salutaires quand elles sont sereinement appréhendées et correctement analysées, et qu'elles permettent de tirer les bonnes leçons qui éclairent le futur