Après la réforme du Code de la famille La réforme de la Moudawana, entrée en vigueur après son adoption au parlement, constitue une avancée considérable. Elle trace une frontière entre une évolution démocratique pluraliste de la société et un passéisme voué à l'extrémisme. Beaucoup dépendra des moyens et de la mobilisation au service de son application efficiente. L'adoption par le parlement du nouveau Code de la famille et la réaffirmation par le Souverain de sa détermination à en assurer la mise en œuvre, sont la conclusion d'une décennie de luttes des mouvements d'émancipation de la femme et de résistances conservatrices. Devant l'ampleur de ces dernières, la réforme de la Moudawana constitue une avancée qui semblait des plus improbables. Basée sur une interprétation souple du malékisme avec des emprunts à la jurisprudence hanéfite, la nouvelle Moudawana est en nette rupture avec le statut d'infériorité réservé de manière anachronique aux femmes. Le Maroc figure désormais parmi les très rares pays musulmans ayant enregistré un tel progrès. La nouvelle phase qui s'ouvre sera dominée par les modalités et la pratique réelle liées à l'application de cette nouvelle loi. Le poids des pesanteurs mentales et sociales sur lequel les tenants du conservatisme s'appuient de façon plus ou moins ouverte, constitue un obstacle non négligeable. La présence suffisante et l'efficience des juridictions dont relève l'application de cette loi seront déterminantes. Il est évident que l'enjeu politique sous-jacent aux confrontations sur la Moudawana n'en reste pas moins présent sous le voile du consensus affiché sur la réforme adoptée. Au cours des travaux au parlement sur les aspects civils et procéduraux de la Moudawana, les amendements proposés par le groupe du PJD ont, pour la plupart, visé à atténuer, sinon à escamoter l'acquis principal de la réforme, à savoir l'égalité des droits et des obligations entre hommes et femmes. A propos de la tutelle, la position de ce groupe allait nettement à l'encontre du principe majeur conférant à la femme le droit de contracter mariage elle-même ou d'en charger librement un membre de sa famille. La résistance à cette disposition a conduit les députés du PJD à s'abstenir de voter l'article 25 consacrant ce droit. La même réticence fut manifestée pour s'opposer au caractère exceptionnel de la polygamie et à un partage équitable entre les divorcés des biens accumulés après le mariage. Au total, les députés du PJD se sont abstenus de voter quelque 21 articles même si, en fin de compte, ils ont participé au vote à l'unanimité sur l'ensemble de la Moudawana. Réticences d'arrière-garde Gênés aux encoignures, les porte-parole du PJD font valoir que celle-ci est restée dans “le cadre du référentiel islamique” et qu'elle n'a pas aboli la polygamie ni la tutelle, ni la répudiation ni même la prééminence (qawâma) de l'homme puisque celui-ci a la charge de subvenir aux aliments après le divorce. Le “plan d'intégration de la femme” préparé par le gouvernement Youssoufi est, par contre, l'objet du défoulement des rancœurs accumulées : il est encore voué aux gémonies sous prétexte qu'il serait d'inspiration étrangère et qu'il avait été préparé sans la participation des Foqahas et des organisations islamistes. Ce qui fait dire aux détracteurs de ces dernières que “en vérité, la question du référentiel islamique est un faux prétexte car jamais celui-ci n'a été mis en cause par personne, la preuve en est que la réforme actuelle a permis d'avancer dans le sens des revendications concernant l'émancipation des femmes”. Au cours de la campagne virulente menée, depuis 2000, par le PJD, rejoint par Al Adl wal Ihsane qui ne voulait pas être débordé sur son propre terrain, aucun des points de la réforme actuelle n'avait été revendiqué par ces organisations, pas même dans le cadre du “référentiel islamique”. Leur attitude virulente visait uniquement à maintenir inchangé le statut de la femme dans la famille et la société alors même que les réalités avaient sensiblement évolué. Plus surprenante est l'attitude affichée par les représentants de Al Adl wal Ihsane. C'est du bout des lèvres que certains concèdent que la réforme est, en principe, acceptable. La plupart cependant s'en tiennent à une attitude plutôt négative, en répétant que sans un changement de l'ensemble des structures de la société et sans une rééducation morale de tous et de chacun, aucune réforme partielle ne saurait être effective. Etrange maximalisme qui refuse tout allègement des injustices et abus endurés par les femmes dans la réalité actuelle, tant que l'utopie adliste n'aura pas été instituée. En réalité, sous ce radicalisme sans propositions concrètes se perpétue le même conservatisme de traditions que l'on veut surcharger idéologiquement. Membre du secrétariat de l'instance politique de ce mouvement, Mouna Lekhlifi s'en prend surtout au fait que des “anomalies” ont parsemé le parcours de la réforme de la Moudawana. Elle conteste le recours à l'arbitrage royal puis la création par le Roi d'une commission de révision, et enfin la supervision et l'amendement par une commission du Cabinet royal du texte du rapport final. (N° spécial de “Attajdid” de février 2004). Position inconfortable Ainsi ni le “plan” préparé par le gouvernement Youssoufi, ni le principe de l'arbitrage, ni la réforme adoptée grâce à ce dernier, malgré les résistances qui ont longtemps paralysé la commission de révision, ne sont au goût de Al Adl wal Ihsane qui concède, cependant, que “la solution doit être recherchée par l'ensemble des tendances du pays dans le cadre d'une charte qui les unirait sur la base de l'Islam”. Les incohérences que révèlent les réactions tant du PJD que de Al Adl où le souci d'un conservatisme dogmatique se voile sous un pragmatisme consensuel pour le premier et un radicalisme quasi-anarchiste pour le second, sont assez significatives. Ces mouvements ne peuvent s'opposer ouvertement à la réforme adoptée. Même si celle-ci suscite des réserves, il faut, selon Ahmed Raïssouni, du Mouvement Unité et Réforme, convenir avec une tradition ancienne des Ulamas que “la sentence du Souverain lève le différend” tant qu'elle n'est pas en opposition avec les textes religieux fondamentaux. De même pour Al Adl, il ne faut pas s'enfermer dans une confrontation qui, dans le contexte de l'après-16 mai, pourrait s'avérer dangereuse. Cependant, en renonçant aux positions sur lesquelles ils ont mobilisé leurs bases, ces mouvements sont conduits de facto à reconnaître que ces questions sont relatives et non pas sacrées. La remise en cause du statut traditionnel de la femme ne peut plus être assimilée à une remise en cause des fondements religieux. Il y a là une marge d'incertitude qui ne manquera pas d'affecter la perception des adeptes de ces mouvements. La dimension politique variable des attitudes vis-à-vis des dogmes, auparavant objet de surenchères, aujourd'hui matière à concessions et compromis rhétoriques, ne peut plus être masquée. On entre ainsi dans l'ère des vérités sociales et politiques relatives que l'on ne peut plus sacraliser même si on veut toujours se parer du “référentiel islamique” (celui-ci du reste apparaîtra de plus en plus comme étant pluriel et non pas unique). Il est évident que les attitudes les plus figées n'auront plus pour expression que celle des tendances extrémistes, takfiristes, plus ou moins engagées dans la filière terroriste. Les mouvements islamistes conservateurs “modérés” se retrouvent ainsi pris entre une déflation de leur discours rigide sur la femme (composante essentielle de leur univers idéologique) et l'extrémisme. Le regain d'activisme militant d'Al Adl dans les universités et au cours de l'Aïd Al Adha (des campagnes de collecte de peaux de mouton “pour financer les actions de bienfaisance” auraient été signalées dans plusieurs villes) cherche-t-il à compenser cette situation inconfortable ? La mise en œuvre de la Moudawana réformée marque, en tout cas, une nouvelle ligne de démarcation. Les partisans du conservatisme ou plutôt du passéisme autistique seront en deça de cette ligne plus ou moins tentés par l'extrémisme takfiriste. Les autres devront accepter davantage les principes d'évolution et de pluralisme, y compris en matière d'interprétation de “la référence islamique”.