Al Adl wal Ihsane La première réunion de l'instance politique d'Al Adl wal Ihsane après le 16 mai 2003 a été dominée par le souci de contenir à la fois la répression et les remous au sein de la base de ses adeptes. L'appel à un dialogue national “sans conditions” ne lève cependant pas les ambiguïtés des positions de ce mouvement et les appréhensions sur son avenir. La réunion, fin décembre à Salé, de la plus haute instance politique du mouvement islamiste Al Adl wal Ihsane, appelée Conseil national du cercle politique, a été marquée par une brève intervention du guide Abdessalam Yacine et par l'adoption d'un communiqué alternant le chaud et le froid, révélateur de la tournure actuelle des ambiguïtés du mouvement. Un thème prédominant a été mis en exergue : les mesures répressives et restrictives dont le mouvement a fait l'objet depuis les attentats du 16 mai. “Provocation plus que confrontation” a relevé Yacine, soucieux, visiblement, d'apaiser le jeu et de contenir les éventuelles réactions violentes d'une partie de ses adeptes. Al Adl wal Ihsane est en effet pris en tenailles entre les arrestations et les condamnations ayant frappé quelques dizaines de ses membres dont trois cadres dirigeants et les remous au sein de sa base notamment étudiante. En clamant haut sa protestation, l'instance politique du mouvement veut signifier au pouvoir qu'il doit freiner la répression pour contenir tout autant les dérapages “sécuritaires” contre les islamistes modérés que les tentations de radicalisation extrémiste parmi ces derniers. En se prévalant de la défense des libertés et des droits de l'homme, Al Adl wal Ihsane se met sous l'abri du légalisme et réclame d'être traité comme une force intégrante du champ politique actuel. Il est vrai que la rhétorique de l'opposition pure et dure pointe encore et s'en prend au “despotisme makhzénien” (formule qui sous une apparence radicale est plus conforme au lexique de la querelle politicienne locale qu'à un référentiel religieux d'excommunication). Le souci de modération et d'apaisement est évident, Yacine ayant insisté sur la nécessité de garder son sang-froid et de privilégier “l'action éducative” tout en prêchant par l'exemple de “modestie”. Pour faire bonne mesure, le secrétaire général du Cercle politique, Abdelouahed Moutawakil a, cependant, revendiqué une attitude de non-soumission et reproché à d'autres mouvements islamistes d'avoir accepté trop de concessions et “opéré un virage à 180 degrés” sous l'effet des pressions. Critique à peine voilée de l'attitude du PJD mais aussi plaidoyer à usage interne pour faire face à des critiques émanant de la base contre la mollesse conciliante des dirigeants d'Al Adl. Appel au dialogue L'appel à “un dialogue national pour une coopération avec tous les éléments sincères pour servir le pays et les gens” a été à nouveau formulé. Rompant avec sa raideur passée, le mouvement ne pose plus de conditions préalables à ce dialogue. Un pas de plus est ainsi fait pour éviter au mouvement tout risque d'isolement et à la faveur de cette preuve de bonne volonté, reprendre un peu l'initiative. C'est un fait que le contexte n'est plus celui où les enjeux et les discussions portaient essentiellement sur l'idéologie et sur les possibles confluences avec certains courants national-arabiste ou de gauche (plate-forme de Beyrouth de 1994, tables rondes de Rabat, depuis lors, etc). Actuellement, des éléments bien plus cruciaux sont entrés en jeu. Il y a tout d'abord l'apparition des groupes takfiristes et terroristes qui se sont manifestés le 16 mai 2003 à Casablanca et dont les ramifications restent des plus inquiétantes. Tout en se démarquant de ces groupes et de la violence, le mouvement Al Adl wal Ihsane ne s'empresse guère de les réfuter et de mettre en cause le rôle joué par le discours extrémiste. Il se contente d'incriminer “les conditions d'injustice sociale et de despotisme politique” qui en seraient la principale cause. Le communiqué de la réunion du Cercle politique d'Al Adl réduit la lutte contre le terrorisme à l'échelle internationale à “une offensive contre l'Islam”. Attitude ambiguë où le refus d'un examen critique et autocritique de l'islamisme idéologique est camouflé en adoptant d'une part les accents de l'anti-impérialisme et du tiers-mondisme et, d'autre part, ceux de l'identité nationale-religieuse agressée. Or, aujourd'hui, il est manifeste que l'on ne peut absoudre l'idéologie notamment sous ses formes primaires et l'exonérer de toute responsabilité en matière de dérives terroristes. Al Adl pourra-t-il longtemps encore esquiver ce nécessaire examen s'il veut rendre crédible son “appel au dialogue ”? L'ambiguïté du mouvement persiste sur d'autres plans essentiels. Ainsi, à propos de la réforme de la “Moudawana”, les contorsions verbales des porte-parole du mouvement cachent mal le maintien d'une position fondamentalement conservatrice. Sans se déclarer ouvertement hostiles à la réforme, ils la considèrent comme mineure et négligeable. Faut-il croire qu'ils auraient voulu une réforme plus révolutionnaire ? Trois tendances potentielles Les réticences face aux avancées réelles du statut personnel des femmes qu'apporte le nouveau Code de la famille sont, là aussi, camouflées sous le maximalisme verbal d'Al Adl selon lequel la réforme ne vaut rien sans un changement intégral de l'ensemble des conditions économiques, sociales, institutionnelles, morales, etc. L'actuelle réforme n'est, selon cette position, dictée que “par la recherche d'un gain politique et d'une audience internationale”. Les termes sont plus voilés mais la substance demeure : l'opposition active au Plan d'insertion de la femme en 2000 obéissait aussi à l'obsession politique interne et au rejet de “l'influence étrangère”. L'ambiguïté consiste à voiler le refus conservateur de la réforme sous un discours apparemment radical prônant une réforme hyper-globale. Concernant cette réforme totale, on chercherait en vain un programme clairement articulé. Là aussi, l'ambiguïté demeure : si l'instauration d'un Etat islamique dirigé par une sorte de clergé autoproclamé n'est plus mise en avant, les revendications portent, actuellement, sur une réforme constitutionnelle et sur un système de représentation “plus démocratique” et de gouvernement plus conforme aux aspirations populaires. Cependant, le mouvement répugne encore à s'assumer comme une force politique parmi d'autres. Il veut garder l'auréole mystique et messianique d'une “zaouia” moderne que lui a imprimée son fondateur. Le rapport entre le rôle de prédication consistant encore à “ré-islamiser” la société et l'Etat et le rôle de mouvement politique devant accepter les règles de la démocratie et le relativisme des discours et positions en lice, reste toujours aussi brumeux. Le ton de l'appel de Yacine aux “démocrates vertueux”, sommés d'adhérer à un “référentiel islamique” dont il détiendrait la vérité, est jugé hautain et archaïque par ses destinataires qui veulent se prévaloir, à armes égales, des valeurs démocratiques universelles. Le débat doit, selon ces derniers, être focalisé sur les réalités de l'islamisme réel, tel qu'il est pratiqué en Iran ou en Arabie saoudite (et tel qu'il le fut en Afghanistan et au Soudan). La question de la démocratie, face “au despotisme et à l'arriération” de ces régimes, n'est plus d'ordre théologico-idéologique plus ou moins abstrait mais relève des données actuelles cruciales exigeant une clarification et un positionnement plus nets. Les attitudes et les discours qui se donnent lieu dans les instances politiques d'Al Adl préfigurent-ils l'évolution de ce mouvement après Abdessalam Yacine (dont la santé suscite quelques appréhensions ?). On entrevoit, en gestation, trois tendances : l'une, tentée par le pragmatisme et le réalisme politiques (qui se rapprocherait des positions du PJD), une deuxième plus populiste oscillant entre le compromis politique et la surenchère de l'activisme militant de la base et une troisième qui serait plus radicale et plus fermée sur l'héritage yacinien mais sans les subtilités mystico-morales de ce dernier. Les uns et les autres sauront-ils contenir les dérives extrémistes des adeptes en se rappelant que l'enfer est souvent pavé de bonnes intentions ?