La visite d'Etat effectuée par le président Bachar Al Assad en Turquie, la première d'un chef d'Etat syrien depuis l'indépendance en 1946, a définitivement tourné la page d'une période de tension qui aurait pu déclencher une guerre entre l'héritière de l'empire ottoman et le berceau du nationalisme arabe. Aujourd'hui, la situation explosive en Irak, le risque de la naissance d'un Etat kurde à leurs frontières, ont poussé l'un et l'autre à chercher de nouveaux appuis régionaux. Un rapprochement dont Washington peut redouter les répercussions. Force est de rappeler que ce visage à 180° dans les relations entre Ankara et Damas est dû à la position prise en octobre 1998, par feu Hafed Al Assad, lorsque ce fin stratège a accueilli avec des nerfs d'acier la nouvelle annonçant que l'armée turque menaçait d'intervenir, évitant ainsi un conflit annoncé, ne compromettant pas l'avenir. Malgré ce jeu au bord du gouffre, spécialité du président syrien, le régime de Damas n'a pas retiré un seul soldat du front sud avec Israël. En revanche, il a demandé au chef de l'Etat égyptien, Hosni Moubarak, en sa qualité de président du Sommet arabe tenu en 1996, de mener la médiation. Celle-ci s'est soldée par la signature de l'accord sécuritaire d'Adana. Deal en vertu duquel la porte a été ouverte à la bête noire de la Turquie, le leader kurde du PKK, Abdullah Ocalan, pour quitter la plaine de la Békaâ au Liban pour se rendre à Chypre et de là, partir pour le Kenya où il a été arrêté. Le respect par Hafed Al Assad, comme à l'accoutumée, de ses engagements, a permis le réchauffement des relations. Celles-ci ont remplacé graduellement la méfiance par la confiance. De plus, le régime syrien, qui a montré depuis son arrivée au pouvoir en 1970, sa capacité exceptionnelle d'adaptation aux changements prévus –d'où d'ailleurs sa longévité– a mis de côté tous les points de litige l'opposant à Ankara. A savoir le dossier du “Liwa Al Iskandaroune”, découpé par la France en 1936 pour être annexé à la Turquie ; la signature d'un accord de coopération militaire avec l'Etat hébreu, ou encore le problème du partage des eaux de l'Euphrate. En s'éloignant de ces sujets conflictuels, le rapprochement s'est concrétisé à partir de l'an 2000 avec les visites réciproques des responsables des deux pays. Les inquiétudes rassemblent En tout état de cause, la visite du jeune président syrien, du 6 au 8 janvier dernier, a une importance géostratégique. Car, elle a été coordonnée avec l'allié régional, l'Iran. La preuve, l'arrivée à Damas de son ministre des Affaires étrangères, Kamal Kharrazi, à la veille de cette visite historique et le départ de son homologue turc, Abdullah Gül, pour Téhéran, le 10 janvier courant pour préparer une rencontre au sommet. Le ballet effectué par ce trio régional pourrait être interprété comme étant un message adressé à Washington concernant sa politique irakienne. En d'autres termes, une réponse claire aussi bien aux faucons de la Maison-Blanche que ceux du Pentagone selon laquelle ce trio est “non seulement opposé à un Etat kurde, mais également à toute autre action contre l'intégrité territoriale de l'Irak”. Dans ce même ordre d'affirmations et d'inquiétudes, le ministre saoudien des Affaires étrangères, Saoud Al Fayçal, a indiqué la semaine dernière que la “partition de l'Irak menace la sécurité du royaume”. C'est donc pour la première fois que les pays voisins de l'Irak prennent une position commune qui pourrait contrecarrer le projet américain en Irak, soutenu par Israël visant à affaiblir ce pays arabe afin de le faire sortir de l'échiquier politique et militaire de la région. Cette levée de boucliers contre la partition de l'Irak ne veut dire, en aucun cas, qu'un de ces quatre pays cherche une confrontation avec les Etats-Unis. Bien au contraire, ces Etats concernés, plus particulièrement la Syrie et l'Iran cherchent à se réconcilier avec Washington non à la défier. La preuve en est, la déclaration du ministre syrien des Affaires étrangères, Farouk Al Charah qui accueillait la nouvelle ambassadrice américaine en Syrie. Idem pour son président à travers ses déclarations au quotidien “New York Times” . De son côté, la République islamique d'Iran n'a pas raté une seule occasion pour prouver qu'elle est prête à normaliser ses relations avec “le grand Satan”. Force est de constater que chaque régime, sans exception, de la région du Moyen-Orient a parfaitement compris que les Américains sont venus pour rester au moins dix ans. Ce qui a changé toute la donne géopolitique et changera peut-être certains des systèmes en place, et peut-être des frontières. Cependant, Damas et ses compagnons de route veulent, avec leur réaction, rappeler à l'Administration américaine qu'ils ont des intérêts à ne pas négliger. La Syrie, la Turquie, l'Iran, l'Arabie saoudite, estiment qu'ils peuvent aider les Etats-Unis à instaurer la stabilité régionale, à condition que Washington reconnaisse leurs intérêts et prenne en considération leurs inquiétudes d'ordre sécuritaire. L'avenir des relations Le processus de paix a été au cœur des sujets abordés par les Turcs et leur invité de marque. On est allé jusqu'à évoquer une médiation initiée par Ankara entre la Syrie et Israël. Bachar Al Assad a même appelé Washington à relancer les initiatives de paix au point où elles se sont arrêtées en 2000, entre Hafed Al Assad et le Premier ministre israélien de l'époque, Ehud Barak. Mais les observateurs ne pensent pas qu'Ariel Sharon est prêt à rendre le Golan. Donc, les Turcs ne s'aventureront pas, le cas échéant, dans une telle médiation. D'autre part, Syriens et Turcs s'accordent à s'opposer aux Chrétiens sionistes qui dirigent actuellement les politiques aux Etats-Unis. Egalement, aux thèses de la “guerre préventive” et celles du “renversement des régimes”, notamment après que les faucons du Pentagone aient essayé de forcer la main aux “Loups gris”, les généraux de l'armée turque, d'ouvrir les frontières nord pour attaquer l'Irak. De même pour la Syrie qui est convaincue que ces faucons n'ont aucun intérêt dans la paix régionale, puisqu'ils défendent l'idée du changement de régime à Damas. C'est ce que Richard Pearl n'a pas caché dans son livre publié récemment. C'est dans ce contexte assez délicat que les relations syro-turques se développent. La visite de Bachar Al Assad à Ankara a été précédée par une autre aussi importante à Athènes le mois dernier. Ce qui montre que Damas est en train d'établir un équilibre dans ses relations entre la Grèce et la Turquie, deux rivales de la région, après que la politique syrienne s'était longuement penchée en faveur de la première en raison des relations étroites de la deuxième avec l'Etat hébreu. Parallèlement, les analystes politiques font état des initiatives prises actuellement par le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, pour instaurer un équilibre dans les relations de son pays avec Israël, d'une part et le monde arabe, de l'autre. Pis, il n'a pas caché son opposition à l'égard des politiques agressives de Sharon contre les Palestiniens et la Syrie. De sources proches d'Erdogan, on apprend que ce dernier a été furieux d'apprendre par des rapports que des agents israéliens encadrent et encouragent les séparatistes kurdes au nord de l'Irak. Au-delà de ces actes ponctuels, les responsables turcs, généraux compris, estiment qu'il est temps de retourner à ce “Grand Orient” qu'ils avaient été contraints de quitter et de tourner définitivement la page des malheurs causés par l'empire ottoman et intégrer les marchés du monde arabe. Les points qui rapprochent Ankara de ce dernier sont beaucoup plus que ceux qui les séparent. A commencer par Al Qods et l'Irak, pour l'instant.