Enquête conjointe maroco-onusienne sur le cannabis marocain C'est avec en trame de fond le scandale politique et juridique de “L'affaire Erramach” qu'ont été présentés, le lundi 16 décembre à Rabat lors d'une conférence de presse conjointe entre le Maroc et l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), les résultats de «l'enquête sur le cannabis au Maroc, 2003». Ce rapport, financé par les gouvernements marocain et italien, essentiellement basé sur des données quantitatives, constitue le premier travail scientifique du genre au pays. Cette enquête d'une soixantaine de pages, menée dans les provinces du Nord du royaume, dresse le profil du pays en matière de production de la drogue et des retombées économiques qu'elle engendre. Toutefois, certaines questions clés restent toujours en suspens, dont celles concernant la corruption, tout comme celles ayant trait aux solutions envisagées en matière de lutte contre le trafic et la production de cannabis. Fruit du travail de collaboration entre le gouvernement marocain et l'ONUDC, le rapport d'“Enquête sur le cannabis 2003” se veut une “radiographie de la situation” du cannabis, aux dires de Antonio Maria Costa, Secrétaire général adjoint des Nations unies et Directeur exécutif de l'ONUDC. Au terme de cette première enquête qui s'est déroulée du mois de juillet au mois d'août 2003, “ les résultats - qui en ressortent - sont positifs par rapport aux résultats passés. Il y a des bonnes nouvelles qui sortent du rapport ”, avance l'homme fort de l'Office, ajoutant que “la taille économique du problème est gérable”. Pour son vis-à-vis marocain, Driss Benhima, Directeur général de l'Agence pour la promotion et le développement économique et social des préfectures et provinces du nord du royaume (APDN), le document conjoint s'inscrit en droit chemin dans “l'objectif que poursuit le Maroc depuis des années”, c'est-à-dire “la volonté du gouvernement de faire la lumière exacte sur la situation ”. Dorénavant, il ne sera donc plus question de supputations et d'estimations inexactes, “de chiffres fantaisistes qui pouvaient circuler”, comme s'est plu à le rappeler Benhima. D'ailleurs, “la situation est moins importante que ce que l'on avait pu croire auparavant”, assure-t-il. A cet effet, tel qu'affirmé par les auteurs du rapport, “les estimations sur les surfaces de culture de cannabis et la production de haschisch au Maroc demeuraient un sujet débattu -tabous- et parfois controversé. Le gouvernement marocain a donc décidé de remédier à cette situation et a signé un accord de coopération avec l'ONUDC en février 2003 pour réaliser une enquête su la production de drogues illicites (cannabis) et le crime organisé au Maroc”. Néanmoins, aux dires mêmes du directeur de l'Agence marocaine, l'éradication de la production du cannabis, et du trafic qui en découle, est “un problème qui va demander beaucoup de temps pour être résolu”. Se voulant toutefois rassurant, le directeur de l'ONUDC a dit être “certain que le rapport ne restera pas dans les tiroirs”. Les chiffres L'enquête a été effectuée dans 5 provinces du Nord du Maroc : Chefchaouen, Al Hoceima, Taounate, Larache et Tétouan. Elle abonde en termes de statistiques et de données quantitatives relatives au sujet de la culture du cannabis dans le pays. A cet effet, Benhima a mis en avant la qualité des données techniques rendues possibles, entre autres, par la qualité des photos et par le calibrage des images satellites prises par le satellite Spot 5. Après avoir dressé un portrait géographique de la région ciblée, le responsable de l'APDN a aussi expliqué les différentes techniques agricoles et de transformation du cannabis. Les résultats de l'enquête révèlent entre autres que la superficie des cultures de kif, en hausse au cours des dernières décennies, représente environ 134.000 hectares, soit 27% de la surface agricole utile dans la région enquêtée. Quant à la production brute du produit, elle se situerait à 47.400 tonnes. La production potentielle de résine quant à elle serait de 3.080 tonnes. Par ailleurs, le chiffre d'affaires du commerce illicite international engendré par le commerce du haschisch marocain est évalué à 114 milliards de dirhams. A ce titre, le territoire espagnol est identifié comme étant le pôle du transit de la drogue marocaine à destination du marché de l'Europe occidentale. En 2002 ce sont 801 tonnes de haschisch qui ont été saisies. De ce montant, 735 tonnes ont été saisies en Europe, dont plus de 551 tonnes sur le territoire ibérique. En contrepartie, seulement 66 tonnes ont été saisies au Maroc. L'on y apprend aussi que 96.600 familles dépendent de la culture de cette plante, soit 800.000 personnes, ce qui représente 66% des cultivateurs de la région. La production de cannabis constitue 51% du revenu total annuel par famille, soit 20.900 Dh. Quant à la lutte contre le trafic international de cette marchandise illicite, les responsables du dossier ont souligné l'importance primordiale d'une meilleure “coopération internationale”, principalement celle des pays européens, la destination principale de la drogue marocaine. “Ce rapport tire la sonnette d'alarme pour tous les pays de la Méditerranée”, a tenu à souligner Antonio Maria Costa. Une nouvelle approche…linguistique Le développement économique et social était visiblement la pierre angulaire du discours des responsables venus présenter ce rapport conjoint. D'entrée de jeu, les paroles de Costa se voulaient rassurantes en rappelant que l'approche favorisée par l'organe onusien, suite au dépôt du rapport, se basait non plus sur une approche coercitive, mais plutôt selon une approche où le rapport servirait d' “instrument de développement rural dans la région où l'on produit le cannabis”. A ce titre, “il faut convaincre les paysans d'abandonner la culture du cannabis et non pas les vaincre”, précision linguistique qu'a tenu à rappeler le directeur à plusieurs reprises, voulant éviter de tomber dans une logique “militaire”. Il faut “séparer la question des agriculteurs de celle des trafiquants. Je suis très proche des agriculteurs, même ceux qui sont en prison”, a-t-il ajouté. Corroborant les dires de ce dernier, le directeur de l'Agence marocaine a fait savoir qu'“on ne peut pas parler de criminalisation. L'Etat doit être là pour être amical avec la population en tant qu'agent de développement et non de répression. […] Ces questions ne devraient pas prendre le pas sur les questions de développement”. Même le président de la séance, Abdelaziz Agoumi, Directeur des médicaments et de la pharmacie au ministère de la Santé et responsable de la coordination lors de la visite du directeur de l'ONUDC au Maroc, tient à préciser qu'un changement de langage s'impose à ce niveau. “Il ne faut plus parler de répression. Il faut parler de développement”. Néanmoins, le directeur de l'organe onusien contre la drogue et le crime a tenu à apporter quelques nuances sur le rôle de l'Office dans ce domaine. “Nous ne sommes pas une agence de développement, mais nous pouvons être un détonateur de développement”, a-t-il lancé. L'objectif des autorités est clair : éradiquer la culture de la marijuana. A cette fin, il s'agit ni plus ni moins “de convaincre les agriculteurs d'abandonner ces cultures”, tel qu'avancé par Benhima. Quant aux possibilités pour le Maroc de suivre la voie d'une certaine libéralisation du système judiciaire et légal face à la culture et à la consommation du cannabis, à l'image des démarches entreprises en ce sens par certains pays occidentaux, tels l'Angleterre, la Suisse, les Pays-Bas ou le Canada par exemple, le directeur de l'ONUDC reste implacable. “Pour ce qui est de la spéculation entourant la libéralisation, je n'ai pas de boule de cristal pour deviner ce qui pourrait se produire, mais je dirai que la possibilité de libéralisation n'est pas réelle”. Visiblement irrité par le sujet de la libéralisation, Costa assure que de telles questions ne sont “pas dans les radars des institutions publiques”. En revanche, souligne-t-il, “il n'y pas de solutions faciles”. D ‘après le fonctionnaire onusien, l'une des solutions consisterait à “changer la culture, non seulement culturelle, mais aussi la culture au sens de l'agriculture”. Le problème des solutions Les solutions de rechange à la culture du cannabis sont essentielles aux fins du travail d'éradication de la production du cannabis que veulent entreprendre les autorités. Responsable de plus de la moitié du revenu familial, la question de l'alternative agricole est donc fondamentale, d'autant plus que la question de rentabilité du cannabis en comparaison à d'autres productions agricoles, l'orge par exemple, s'avère nettement supérieure, “soit un rapport 7 à 8 fois supérieur pour le cannabis. Avec des rendements doubles, le cannabis en irrigué devient 12 à 16 fois plus rentable que les céréales ou les légumineuses en irrigué. Cette rentabilité accrue […] incite de plus en plus d'exploitants à utiliser leur terre irriguée pour le cannabis”, selon les auteurs du rapport. Pour le fonctionnaire onusien, la somme des revenus générés par la culture du cannabis est toutefois négligeable, ne représentant que 0.57% du Produit intérieur brut (PIB) marocain. Mais en définitive, ajoute-t-il, “il est clair que pour le moment, les conditions ne sont pas là pour qu'il y ait une culture alternative”. Selon Benhima, certaines options ont été étudiées. “On parle de culture de miel, de blé, d'orge et d'oliviers”, dit-il à titre d'exemples. Quant aux possibilités de convertir la production du cannabis à celle du chanvre, à l'instar de ce qu'envisagent certains pays, Xavier Bouan, coordonnateur du projet de l'ONUDC au Maroc, soutient que “ce ne serait pas économiquement rentable dans le contexte géographique”, notamment à cause des problèmes en ressources hydriques de la région. Le responsable du dossier du développement social et économique du Nord abonde dans le même sens. Lui aussi ne se fait guère d'illusion quant aux perspectives de développement des cultures alternatives. “Si c'était une solution facile, cela ferait longtemps que ce serait fait”. A ce problème, comme le reconnaît le fonctionnaire marocain, s'ajoutent aussi ceux relatifs au morcellement des parcelles agricoles, tout comme ceux relatifs à la structure foncière qui régit le territoire. La dégradation de l'écosystème Selon les auteurs du rapport, l'éradication de la culture du cannabis s'impose aussi pour des questions environnementales. Sans toutefois être une caractéristique propre à la culture du cannabis ou aux formes de production agraire utilisées à cette fin précise, la culture de la marijuana serait responsable de la dégradation d'un écosystème déjà fragile, causant, par sa surexploitation, l'érosion des sols et la déforestation. “Ce phénomène de monoculture est très dangereux pour l'écosystème, car les cultivateurs ont un recours massif aux engrais et surexploitent les sols”, conclut le rapport. Pour le responsable du dossier du développement social et économique du Nord, “le cannabis détruit le cadre naturel et le développement durable”. Le sujet de la corruption brille par son absence Lors de la présentation du rapport, le sujet de la corruption n'a pas été soulevé. Ce n'est qu'au moment des questions que le sujet a pu être effleuré. Questionné sur les raisons qui expliquent que l'enquête n'ait pas aussi porté sur la question de la corruption, de même que sur des projets d'accompagnement en matière de réformes légales et judiciaires à apporter au niveau criminel, deux axes centraux sur lesquels se penchent en temps normal l'ONUDC, les responsables de l'enquête, visiblement ébranlés par le sujet, ont été évasifs. Effectivement, “le sujet abordé est important, elle -la corruption- facilite le trafic”, a néanmoins tenu à rappeler le directeur de l'ONUDC. Abordant immédiatement la question de la corruption sous l'angle international, ce dernier a tenu à rappeler les récents efforts qu'avait entrepris la communauté internationale en vue d'enrayer ce fléau. En ce sens, il a fait mention de l'important travail qui avait été entrepris quelques jours auparavant au Mexique lors de la signature de la Convention contre la corruption, accord qu'a d'ailleurs signé le Maroc. Le 11 décembre dernier, au moment de la signature de ladite convention, soit 4 jours avant la présentation de l'enquête sur le cannabis à Rabat, le directeur de l'ONUDC avait même déclaré que la corruption «non seulement fausse la prise de décisions économiques, mais elle décourage aussi les investissements, mine la compétitivité et, à terme, affaiblit la croissance économique. Les aspects juridiques, politiques et économiques du développement étant interconnectés, la corruption dans un de ces domaines entrave le développement dans tous les autres». Dans cette veine, l'une des priorités identifiées par l'ONUDC dans son rapport datant du 26 novembre 2002, intitulé «Priorités opérationnelles : lignes directrices pour le moyen terme», met une fois de plus en évidence l'importance qu'accorde l'ONUDC à la lutte contre la corruption dans une perspective de développement durable. “La corruption peut mener une nation à la faillite, privant ainsi les honnêtes gens de services de base et creusant le fossé entre riches et pauvres”. Pourtant, lors de la présentation de l'enquête lundi 15 décembre, la question n'a été soulevée à aucun moment par les responsables du dossier. D'ailleurs, le porte-parole du ministère de la Justice qui était présent, assis à une extrémité de la table des conférenciers, n'a pris la parole à aucun moment durant la conférence. Un silence qui en dit long sur le fond de cette problématique bien délicate. Grâce à cette enquête, une première étape importante a donc été franchie pour que soit menée à terme la lutte contre la culture et le trafic du cannabis. Dorénavant, les autorités disposeront d'un outil important aux fins de leur entreprise. L'état des lieux de la production du cannabis est donc fait. Mais l'essentiel du travail reste à faire. Il consiste à énoncer un plan d'action courageux composé de mesures concrètes et tangibles afin que les pouvoirs publics puissent mener à terme leur objectif, tout en prenant en compte l'intérêt des agriculteurs qui eux, ne récoltent que les miettes des profits incommensurables engrangés. Le problème n'est pas dans les champs. C'est par le terme de “radiographie” que Antonio Maria Costa a présenté le rapport. C'est, en définitive, bel et bien une radiographie qui en est ressortie. Reste à présent à apporter le diagnostic, c'est-à-dire l'identification de la nature du dysfonctionnement, de la difficulté encourue. Car à défaut de pouvoir enclencher une véritable enquête sur le fond du problème, ce rapport pourrait s'avérer n'être qu'un écran de fumée. Le cannabis en chiffres (pour les 5 régions où a été menée l'enquête) • Surfaces cultivées : 134.000 hectares • Surface agricole utile et destinée à la culture du cannabis : 27% • Production totale de cannabis brut : 47.400 tonnes • Production potentielle de haschisch : 3.080 tonnes • Nombre de familles cultivant le cannabis : 96.000 (66% des 146.000 familles de fermiers de la région enquêtée et 6.5% des 1.496.000 exploitants agricoles) • Nombre de personnes cultivant le cannabis : 800.000 soit 66% des cultivateurs de la zone d'enquête soit 6.5% des cultivateurs du Maroc • Revenus du cannabis fermier : 2 milliards DH • Revenus du cannabis fermier en % du PIB marocain (2002) : 0.57% • Revenus de la production du cannabis par famille : 20.900 DH/an, soit 51% du revenu global • Saisies de haschisch en Europe de l'Ouest : 735 tonnes (les 3/4 ont été saisis en Espagne) • Saisies de haschisch au Maroc : 66 tonnes • Valeur estimée de haschisch commercialisé : 114 milliards DH (chiffre d'affaires estimé du marché du haschisch d'origine marocaine réalisé par les circuits de trafic dans les pays européens) *10 Dirhams= 1$ (valeur d'échange moyenne pour 2003)