Trois questions au professeur Ouanass Abderrazak* Marabouts, voyantes, fkihs sont beaucoup plus sollicités que les psychiatres. Le docteur A. Ouanass nous explique le pourquoi de ce fléau. La Gazette du Maroc : nous remarquons que non seulement les personnes analphabètes croient à la superstition mais aussi celles qui sont instruites. A votre avis quelles sont les raisons qui poussent les gens à ce genre de croyance ? Ouanass Abderrazzak : en fait, cela est dû à plusieurs raisons. D'une part, on peut dire que cette situation a été imposée par le contexte culturel maghrébin. Le fait social dominant au Maghreb reste la notion de groupe représenté par la famille qui englobe outre les deux parents tous les ascendants et tous les collatéraux. Le sujet maghrébin paraît souvent commandé par le souci de ne pas perdre la face. Son discours est stéréotypé. Il doit toujours se conformer aux traditions ancestrales. Il est donc aisément susceptible et facilement influençable. Instruite ou non, la personne reste toujours influencée par son entourage, par le milieu où elle a grandi. Ce sont en fait ses origines et ses références. D'autre part, la psychiatrie étant introduite tard au Maroc n'a pas connu un grand succès. Le Maghrébin a continué à concevoir toute maladie mentale comme une forme de possession par les mauvais esprits (djnoun), des êtres invisibles doués de pouvoirs maléfiques. Cette représentation traditionnelle est entachée de sorcellerie et de magie Vous dites que la psychiatrie a été introduite un peu tard au pays. Est-ce la raison qui explique le refus de la plupart des gens de consulter un psychiatre ? En quelque sorte oui. L'introduction de la psychiatrie occidentale au Maroc s'est faite en parallèle avec l'arrivée du colonialisme et ne s'est pas préoccupée de la spécificité du milieu culturel marocain. Elle a été pratiquée à l'image coloniale et imposée comme modèle scientifique importé. Ce modèle psychiatrique correspondait au fonctionnement rigide et carcéral qui existait pendant cette période en France. Ainsi, cette installation parasite de la psychiatrie occidentale a donné lieu à une lente intégration de son modèle de la maladie à la culture marocaine. Actuellement, malgré l'occidentalisation des mœurs, le psychiatre n'a pas remplacé le guérisseur traditionnel comme le fkih ou le saint réputé pour sa piété dont le malade honore le sanctuaire afin qu'il intervienne en sa faveur auprès de Dieu, les gens gardent toujours la même mentalité jusqu'à présent. Le recours au psychiatre ne se fait que lorsque la famille du malade a épuisé toutes les pistes, c'est-à-dire marabouts, fkih, voyantes etc. Et des fois le malade arrive à l'hôpital dans un état critique puisque la maladie a eu tout le temps pour se développer tout simplement parce qu'ils ont honte de voir un psychiatre car ils ont peur que la société les taxe de fous… Mais certaines personnes reconnaissent avoir guéri grâce aux visites à un marabout. Comment expliquez-vous cela ? Un marabout ne peut ni guérir ni rendre malade quelqu'un tout simplement parce qu'il est mort ! Les personnes qui prétendent être guéries grâce aux pouvoirs magiques d'un marabout ne sont finalement que des sujets souffrant d'une dépression ou d'une psychose. Leurs cas sont très particuliers. Dans leur cas, l'écoute et la compréhension sont la meilleure thérapie qu'on peut envisager. Chose facile à obtenir mais qui est malheureusement absente dans leur milieu. La plupart ne trouvent pas à qui parler , à qui raconter leur malheur, et en s'adressant à un marabout même s'il est mort, ces gens extériorisent leurs peines, et dans ce cas le marabout incarne le rôle de la famille et parfois le psychiatre.